(Sherbrooke) Delaf, coauteur des Nombrils, a toujours été fan de Gaston Lagaffe. Enfant, il dessinait pour lui-même des affiches à l’effigie du plus ingénieux des paresseux pour décorer les murs de sa chambre. Il a eu raison d’exercer son coup de crayon : le voilà aux commandes du Retour de Lagaffe, album qui ressuscite le célèbre personnage de Franquin.
Planté devant un mur de division fait de blocs de béton peints en gris, au premier étage du Centre Multi Loisirs Sherbrooke, Delaf repense à son enfance. Là, à gauche de l’escalier, se trouvait jadis la porte d’une petite bibliothèque consacrée à la littérature jeunesse. « C’est ici que j’ai eu mon premier contact avec la culture, à travers la bande dessinée, dit-il. Je découvrais qu’on pouvait avoir du plaisir à ouvrir un livre, à faire ce voyage-là. »
Peut-être que, comme dans le monde de Harry Potter, il suffit d’y croire et de foncer dans le mur pour se retrouver dans la bibliothèque disparue, lui suggère-t-on, sourire en coin. « Je te laisse passer le premier », répond le bédéiste, malicieux.
Delaf a passé bien des après-midis à lire dans cet édifice lorsqu’on ne le connaissait que sous le nom Marc Delafontaine. Même sans être de ses amis, l’auteur de ces lignes savait – comme tout le monde dans le quartier – qu’il était bon dessinateur. Sa réputation le précédait. Le bédéiste a d’ailleurs passé des après-midis complets à dessiner dans ce lieu appelé « Biblio jeunes ».
Pour lui, l’endroit reste surtout associé à une grande découverte : celle de l’univers de Franquin. Par Spirou, d’abord, puis avec la série Gaston Lagaffe, axée sur un incorrigible fainéant qui se révèle d’une ingéniosité digne d’un prix Nobel lorsque vient le temps de bricoler des astuces pour ne pas travailler.
Gaston, pour moi, c’était LA bédé. J’avais un chandail et des chaussettes Gaston, je les aimais tellement que je dormais avec !
Delaf
« Je voulais mettre des posters de Gaston dans ma chambre, mais comme je n’en trouvais pas, je me les dessinais moi-même, se rappelle-t-il. Si je fais de la bédé aujourd’hui, c’est à cause de Franquin et Gaston. »
Imbroglio judiciaire
Les astres se sont bien alignés pour lui : le succès de la série Les Nombrils (coécrite avec Maryse Dubuc) lui a permis de tisser des liens durables avec Dupuis. Dans la foulée de sa participation remarquée à un hommage à Franquin (La galerie des gaffes, 2017), la célèbre maison de bande dessinée lui a offert, un peu avant la pandémie, de redonner vie à son personnage fétiche.
« Le p’tit gars en moi avait envie de dire oui et l’adulte en moi avait aussi envie de dire oui… pour faire plaisir à ce p’tit gars », raconte le bédéiste de 50 ans. Après avoir réfléchi et douté (« Je ne savais pas si j’en étais capable »), il a plongé… et s’est retrouvé au milieu d’un imbroglio judiciaire. Peu après l’annonce de la résurrection de la série, en mars 2022, la fille de Franquin a contesté le droit de l’éditeur à relancer la série.
La publication de l’album Le retour de Lagaffe, prévue pour octobre 2022, a alors été suspendue. Delaf n’a pas trop souffert de ce litige, au début. « Je n’arrivais pas à me projeter jusqu’au moment où l’album allait être terminé et publié. Je le faisais pour moi, dit-il. Quand tout ça est arrivé, le fait de voir les choses sous cet angle a fait que j’ai pris ça avec un peu de détachement. »
Il a continué à bosser, peaufinant sa manière et se creusant la tête pour trouver des gags efficaces dans l’esprit de Gaston, sans se laisser affecter par un débat judiciaire. L’affaire a traîné en longueur, l’arbitrage a duré des mois et le bédéiste a fini par en avoir marre. « Que ce soit oui ou non, honnêtement, je voulais juste savoir à quoi m’en tenir. Neuf mois à ne pas savoir si tu travailles pour rien, c’est long », avoue-t-il. Surtout qu’il avait fait et refait ses devoirs avant de mettre le pied dans un univers qu’il qualifie de « sacré ». L’affaire s’est résolue en mai 2023, donnant le droit à Dupuis de poursuivre la série en imposant à l’éditeur de consulter la fille de Franquin qui pourra exercer « le droit moral de son père ».
Tendre la main aux lecteurs
Delaf a lu et relu plusieurs fois l’intégrale de Gaston Lagaffe. Assez tôt, comprend-on, il a décidé qu’il allait laisser le personnage dans un univers évoquant les années 1970, entouré de ses collègues de bureau qu’on connaît bien : Prunelle, Lebrac, mademoiselle Jeanne, sa mouette pas si rieuse et son chat désopilant.
« Il n’y a pas eu d’album depuis 30 ans, alors j’ai voulu me mettre dans la peau d’un lecteur qui veut retrouver Gaston », expose-t-il.
Faire des clins d’œil à des choses qui ont déjà été faites, c’était un passage obligé. Après, par petites touches, tu peux amener du nouveau.
Delaf
Le fil vers le passé est tendu dès les premières pages : Gaston revient aux bureaux du journal Spirou après une longue absence qui ne sera pas expliquée. Son retour inquiète ses collègues, qui vivaient en paix pendant son absence, mais Prunelle les rassure : il a caché tout le bric-à-brac du grand fainéant au grenier – sa boule de quilles, son Gaffophone, sa collection d’appeaux, son kit de chimiste… Gaston, on s’en doute, les retrouvera assez tôt. Pour notre grand plaisir.
Delaf renoue avec les gags de contraventions données par Longtarin ou de contrats à signer avec M. De Mesmaeker, mais tisse aussi des liens avec le monde d’aujourd’hui en évoquant l’iPhone ou les vélos électriques. Il joue de ce décalage, sans trop l’appuyer, insiste discrètement sur des valeurs environnementales. Et comme les albums des Nombrils, Le retour de Gaston Lagaffe est composé de gags en une planche qui contribuent aussi à un arc narratif qui se déploie tout au long de la bédé. C’est sa manière à lui de mettre sa patte dans le monde de Franquin.
Delaf sait que plusieurs lecteurs craignent que leur Gaston soit « trahi » par cette résurrection. « Je peux comprendre », admet le bédéiste, qui voit cette crainte comme une grande marque d’affection envers le personnage et son créateur, Franquin. Lui, après quatre années de travail, estime avoir donné tout ce qu’il pouvait.
S’engagerait-il pour un autre album ? Il ne sait pas. « J’ai besoin de laisser les choses se déposer », dit-il. Et puis, il a un nouveau projet qui l’allume dans sa ligne de mire : il dessinera le nouveau Donjon de Trondheim et Sfar. « Ça va être une belle récréation ! »
Gaston Lagaffe en cinq dates
- 1957 : Franquin crée le personnage de Gaston Lagaffe dans le journal Spirou.
- 1960 : publication du premier album
- 1997 : mort d’André Franquin
- 2022 : en mars, annonce de la résurrection de Gaston Lagaffe et polémique
- 2023 : en novembre, publication de l’album Le retour de Lagaffe
Le retour de Lagaffe
Dupuis
46 pages
Le retour de Lagaffe | Un gala de gaffes mitonné au Québec par Delaf - La Presse
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