Il était tard à Paris lorsque Laure Turcati a appris la mort de Karl Tremblay, sur Facebook. Elle est tout de suite allée voir son conjoint. « Et j’ai pleuré », dit la femme de 39 ans, qui a déjà vécu au Québec.
Karl Tremblay ne faisait pas partie de ses proches ; Laure ne le connaissait qu’à travers les chansons et les spectacles des Cowboys Fringants. « C’est étrange, d’être aussi triste, et que ça occupe autant l’esprit », confie la mère de famille. « Quelle émotion singulière de se sentir en deuil pour quelqu’un avec qui on n’a jamais parlé, mais dont la voix est si familière », a-t-elle écrit sur Facebook. C’est sur les réseaux sociaux, d’ailleurs, que Laure Turcati a trouvé un apaisement, en lisant les innombrables témoignages d’admirateurs partageant sa peine.
La tristesse entourant la mort du chanteur des Cowboys Fringants s’est traduite par des rassemblements spontanés, par des hommages et par des témoignages. Mardi, au Centre Bell, une cérémonie d’hommage national se tiendra en son honneur. Mais dans les maisons, loin des projecteurs, les gens ont été nombreux à verser des larmes en réécoutant les chansons qui ont bercé les deux dernières décennies.
L’anthropologue Luce Des Aulniers s’intéresse aux deuils répercutés sur le plan public depuis la mort de la princesse Diana, en 1997. Elle fait le parallèle entre la mort de Karl Tremblay et celle de Guy Lafleur, en 2022, par la mythologie du personnage, sa détermination, sa simplicité. « Avec, en prime, de la musique à la fois si juste et si percutante », dit-elle.
Selon Luce Des Aulniers, la mort de Karl Tremblay déploie chez les gens des sensibilités qui sont « en miroir » de celles exprimées par les Cowboys Fringants. Composées par Jean-François Pauzé et incarnées par Karl Tremblay, les chansons du répertoire du groupe reflètent autant l’univers politique que l’univers intime du monde dans lequel on vit, dit-elle. Peu d’artistes l’ont fait avec une telle constance et une telle ferveur, estime la professeure émérite au département de communication sociale et publique de l’UQAM.
Dans des morts comme ça, on va pleurer ce qui va nous manquer, d’abord simplement parce que Les Cowboys Fringants nous ont déjà fait sentir plus vivants, plus reliés.
Luce Des Aulniers, anthropologue
C’est ce que Laure Turcati ressent. « Ce qui me rend triste, c’est l’énergie des concerts, le partage avec le public. »
Selon Luce Des Aulniers, la mort de Karl Tremblay peut aussi générer un sentiment d’injustice et une forme d’inquiétude devant cette place laissée vide.
D’autres chagrins
Il est clair que les manifestations de tristesse collective sont amplifiées par les médias et par les réseaux sociaux. Mais Luce Des Aulniers y voit aussi une forme de déplacement vers d’autres pertes, d’autres chagrins qui n’ont pu être exprimés. « Ça donne aux chagrins une légitimité qu’ils n’ont pas dans notre société, dit Luce Des Aulniers. Essayez de pleurer dans le métro… »
Présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, Christine Grou a la même impression. « Quand il semble y avoir une disproportion entre l’émotion vécue et la connaissance qu’on avait de la personne, on pleure beaucoup d’autres choses, aussi. Ça ramène aux deuils qu’on a faits et à ceux qui viennent. » Romain Pierron, qui suivait Les Cowboys Fringants depuis 15 ans, est conscient que la mort de Karl Tremblay le renvoie à sa propre histoire. « J’ai perdu mon père au même âge, il y a 18 ans de ça », dit-il.
Parce que Karl Tremblay était un père de famille de 47 ans, et par les valeurs humaines qu’il véhiculait, le public peut facilement s’identifier à lui, souligne la psychologue Christine Grou. Mais sa mort, dit-elle, a ceci de particulier : elle signifie aussi la fin des Cowboys Fringants tels qu’on les connaissait. Et pour plusieurs, les chansons du groupe sont intimement associées à des souvenirs.
C’est ce qui se passe quand il y a un deuil collectif : c’est comme si on perdait une époque.
Christine Grou, psychologue
Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de la musique, qui ponctue les évènements de nos vies, souligne la sociologue Diane Pacom. « Ce sont des sons qui, agencés d’une certaine façon, reflètent la réalité d’une époque et émeuvent les gens de cette époque, dit-elle. En ce sens, c’est extraordinaire. »
Stéphanie Ruel, 32 ans, a cette impression d’avoir grandi avec Les Cowboys Fringants. La chanson En berne la ramène à ses 10 ans, lorsqu’elle a saisi dans quel genre de monde on évolue. « Je n’ai jamais été autant attristée par la mort d’un artiste », confie-t-elle.
Perte de repères
Dans la culture populaire contemporaine, les chanteurs sont un peu comme les saints de l’Église des temps du passé, estime Diane Pacom, professeure émérite à la faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. « On développe non seulement des affinités avec eux, mais aussi des rapports presque familiaux », observe-t-elle. Ces personnages, dit-elle, créent des réseaux, des tribus : soit parce qu’on les aime, soit parce qu’on les déteste.
« Ce sont des phénomènes qui consolident la société, résume Diane Pacom. Ces gens deviennent des points de repère. Quand ils meurent, c’est horrible pour ceux qui les aimaient. »
Que faire de cette tristesse ? La transformer en action, estime Luce Des Aulniers. Les Cowboys Fringants ont su incarner l’indignation créatrice, la conscience écologique, la compassion, la tendresse. « La puissance de cette tristesse, on peut la transposer en petits et grands engagements concrets. Et ça, c’est l’hommage le plus fidèle à un legs », conclut-elle.
La puissance émotive d'un deuil collectif - La Presse
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