« On ne veut pas faire un Travis Scott no 2, on recule. »
Le 21 mai dernier, Olivier Primeau monte sur scène, empoigne un micro et hausse le ton. Depuis quelques minutes, les adeptes de Lil Pump s’agglutinent frénétiquement près de la scène du festival Metro Metro. Un mosh pit encouragé par le rappeur sur l’Esplanade du Parc olympique est en voie de dégénérer.
Dans les haut-parleurs, les basses ont coupé court. « Je ne repars pas la musique tant que les gens ne reculent pas », avertit le président de Midway Group, promoteur du rendez-vous hip-hop, sous les huées. À ses côtés, le MC de Miami se montre peu collaboratif.
Un « Travis Scott no 2 » ? Ceux qui ont vu les images dans les réseaux sociaux ne les oublieront jamais. Le 5 novembre 2021, 10 spectateurs – dont un enfant de 9 ans – ont perdu la vie lors d’un concert du rappeur texan à Houston. Selon le coroner, toutes les victimes sont mortes d’« asphyxie par compression » lors d’une violente bousculade près de la grande scène du festival Astroworld. Plus de 300 personnes ont été blessées.
« On ne veut vraiment pas revivre ça », insiste Olivier Primeau en entrevue avec La Presse plus d’un mois après Metro Metro. « Premièrement, parce qu’on souhaite que personne ne soit blessé. Deuxièmement, c’est aussi pour le fun des festivaliers : 99 % d’entre eux ne veulent pas faire de mosh pits. »
À Houston, le rappeur Travis Scott n’avait pas remisé ses rimes malgré les nombreux signaux de détresse du public et l’évacuation d’un corps inanimé. Ce laxisme a donné lieu à un déluge de poursuites. Plus de 2800 « victimes » sont représentées dans l’une ou l’autre des quelque 400 démarches judiciaires contre le promoteur Live Nation, la tête d’affiche Travis Scott, aussi organisateur d’Astroworld, et d’autres responsables du festival.
« L’an prochain, ce sera écrit dans les contrats et mentionné aux agents qu’on pourra annuler un show à tout moment si un artiste hip-hop encourage des mouvements de foule, note le président de Midway Group et propriétaire du Beach Club. Le seul élément qui peut faire fermer un évènement ou un club, c’est la sécurité. C’est toujours le plus important. »
Travis Scott semble l’avoir compris à la dure. Le 4 juillet dernier, l’agitateur repenti n’a pas hésité à abandonner sa chanson Anecdote au musée extérieur Coney Art Walls, à New York, pour demander à des supporteurs de descendre d’un treillis métallique. « Tout le monde, prenez deux pas de recul », a-t-il ensuite lancé à la foule afin d’aérer le parterre.
Osheaga bien préparé
Avec son festival phare Osheaga, evenko gère un achalandage similaire à celui d’Astroworld – environ 45 000 spectateurs par jour. Travis Scott s’est d’ailleurs produit au parc Jean-Drapeau, dans le cadre du rendez-vous de musique et d’arts, une courte demi-heure en 2018, après un retard d’une heure. Comment éviter que le pire se reproduise au Québec ?
« Dès le lendemain d’Astroworld, une employée responsable de la gestion de risques et des mesures d’urgence a été mise à contribution », explique Alain Simoneau, directeur de la sécurité au Groupe CH. L’ancien policier est entre autres responsable du bien-être des festivaliers des Francos, du Jazz, d’Île Soniq et d’Osheaga.
« On a organisé une rencontre avec evenko et on a fait de petites corrections par rapport aux scènes. Le dimanche d’Osheaga, par exemple, on a exposé certaines problématiques à un artiste et on a fait des modifications structurelles. »
L’équipe de sécurité du Groupe CH assure avoir analysé les causes de la bousculade à Houston, notamment en épluchant des reportages et des rapports. « L’État du Texas a fait cinq recommandations que l’on avait déjà mises en place », note M. Simoneau. Parmi les préoccupations du groupe de travail texan : la collaboration avec les services publics, la gestion des permis, la formation, la centralisation des ressources ainsi que la planification et l’évaluation des risques.
Concernant ce dernier point, une spécialiste du Groupe CH est chargée de faire l’analyse de vidéos des performances passées – que ce soit au Festival d’été de Québec ou ailleurs dans le monde – des artistes à l’affiche. « On travaille sans cesse avec la programmation, explique M. Simoneau. On fait de la vigie constante. »
Le risque zéro n’existe cependant pas, s’entendent les responsables de sécurité – Groupe CH, BEST (Garda), Dans la foule – interrogés par La Presse.
Artistes à l’affût, foules excitées
Malaises, bagarres, harcèlement… Pas une semaine ne passe sans que la presse évoque un concert, voire une chanson, mis sur pause. Stop ou encore ? La ligne est mince entre la sécurité du public et la continuité de l’expérience scénique.
Le 7 juin, la chanteuse Phoebe Bridgers a interrompu jusqu’à cinq reprises son concert à Toronto parce que des spectateurs nécessitaient de l’assistance médicale. Au moins deux d’entre eux ont dû être escortés à l’hôpital pour des blessures mineures, a rapporté le réseau CTV. En cause : fatigue, déshydratation et bousculades.
Rebelote le lendemain au parc Jean-Drapeau, à Montréal, mais sans que l’intervention des secours ne soit nécessaire. En plein concert, la Californienne s’est inquiétée de l’état des spectateurs à quatre occasions. Deux fois, I Know the End a cessé brusquement, témoigne Laurence Lebel, fan de la folk-rockeuse et directrice générale de la maison de disques et de gérance Artifice.
Autant comme gérante de band que comme fan de musique et femme, je trouvais ça vraiment bien qu’elle prenne le temps de vérifier que sa foule était en sécurité et que les gens étaient à l’aise, autant, à un moment donné, j’étais comme : “On ne va pas arrêter 600 fois le show.”
Laurence Lebel
Lors d’une première intervention, Phoebe Bridgers a suggéré aux spectateurs d’agiter leur téléphone cellulaire dans les airs en cas de contrariété. Un « safe space » bienvenu, assure Mme Lebel, mais qui « vient briser le rythme de la performance ».
« Chaque fois, on attend une minute ou deux. Cela dit, on ne connaissait pas les situations problématiques : est-ce que la personne est en danger, a été victime d’un attouchement ou bien elle a juste échappé son cell et ses chums l’aident à le chercher ? »
En juin dernier, une vidéo TikTok – effacée depuis – montrait Charlotte Cardin mettre sur pause Sex to Me alors que des spectateurs massés au MTelus agitaient leurs bras. « This is a safe space, guys, qu’est-ce qui se passe ? », a-t-elle demandé, avant d’apostropher les agents de sécurité pour qu’ils viennent gérer la situation.
La chanteuse s’est d’abord montrée irritée d’avoir été dérangée pour « un petit drama », avant de changer de ton lorsqu’elle a reçu des informations supplémentaires de la part du public : un homme aurait eu des comportements déplacés.
« Ici, sachez-le, c’est vraiment un safe space, alors j’apprécie les gens qui se sentaient juste pas bien en la présence de cette personne-là, que vous me l’ayez flaguée. »
Charlotte Cardin était trop occupée pour répondre à nos questions pour ce reportage.
Règle non écrite
D’autres artistes, surtout dans les scènes hard, prennent les devants. « On est ici pour avoir du plaisir, a averti le duo de rappeurs Suicideboys, le 10 juillet au Festival d’été de Québec. Si vous voyez quelqu’un tomber, arrêtez et aidez-le à se relever. » Cette directive, « une loi non écrite », est fondamentale dans les communautés punk et métal, note Laurence Lebel.
Mais est-ce vraiment le rôle des artistes de jouer à la police ?
« L’artiste voit l’ensemble de ce qui se passe en avant de lui », souligne Alexis Lavoie-Bouchard, copropriétaire et directeur des opérations de l’agence de sécurité évènementielle Dans la foule. « S’il arrête le show et nous dirige, ça nous aide parce qu’on va pouvoir aller porter secours aux personnes rapidement. Ça calme souvent la foule. Les personnes sont venues voir un artiste en particulier, alors elles vont l’écouter. »
Des foules extatiques
Clôtures renversées, festivaliers intoxiqués, bagarres, résidants incommodés : Olivier Primeau, après le week-end de Metro Metro, a dû s’excuser pour les problèmes de sécurité.
Selon Alexis Lavoie-Bouchard, qui était en fonction lors du week-end hip-hop, les équipes sur place ont fait leur « gros possible » et se sont adaptées de jour en jour. « Ce n’était pas un manque d’agents ; il y en avait au-dessus de 200. C’était vraiment un problème d’attitude de foule, et non un problème d’organisation. »
Jamais de sa carrière n’avait-il vu des spectateurs aussi indisciplinés.
C’est comme si des gens sortaient de réclusion après deux ans. C’était capoté. Et le Parc olympique, ce n’est pas facile à couvrir, à rendre étanche. C’est facile de grimper, de se faufiler.
Alexis Lavoie-Bouchard, de l’agence de sécurité évènementielle Dans la foule
L’organisation assure avoir fait un bilan avec les corps policiers et les pompiers.
« On a eu un problème avec le corridor de sortie, admet Olivier Primeau. On va devoir mieux diriger les gens plutôt que d’ouvrir les portes et que ça devienne le free for all. La disposition des agents risque aussi d’être revue. »
Midway Group est aussi derrière le rendez-vous électro Escapade à Ottawa, en juin, ainsi que Fuego Fuego, nouveau festival à saveur latine qui se tiendra au Parc olympique, le 27 août. Olivier Primeau craint-il de nouveaux débordements ?
« Une journée sold-out va représenter 15 000 ou 16 000 billets plutôt que 25 000 [dans le cas de Metro Metro], note l’homme d’affaires. Ce sont des chiffres qui ressemblent à la première édition du festival hip-hop avec Cardi B, et ça s’est très bien passé. C’est vraiment un test pour l’année prochaine. »
Chose certaine : « Il n’y a personne qui veut revivre un Astroworld, résume M. Lavoie-Bouchard. Dans le milieu de l’évènementiel à Montréal, on l’a tout le temps derrière la tête. »
1980
Popularisés par les groupes punk au tournant des années 1980, les mosh pits sont des espaces de bousculades consentantes qui se forment dans la foule ; on y saute et s’y entrechoque. Le moshing, dérivé de la danse « pogo », s’est vite étendu aux scènes métal et rock, puis aux concerts hip-hop. Les spectateurs sont enclins à se faire secouer, mais une étiquette régit les interactions pour éviter les accidents.
9
Nombre de personnes qui sont mortes asphyxiées lors d’une bousculade à un concert de Pearl Jam, le 30 juin 2000. Le groupe rock de Seattle se produisait devant quelque 50 000 spectateurs dans le cadre du festival danois de Roskilde.
De 80 à 120
Nombre de spectateurs par agent de sécurité en fonction de l’artiste qui se produit, selon Alexis Lavoie-Bouchard, directeur des opérations de l’agence de sécurité évènementielle Dans la foule
4 heures
Durée de la formation supplémentaire offerte aux agents de sécurité qui travaillent à Osheaga. Cela comprend un cours théorique de deux heures et demie et une « visite du site » d’une heure et demie.
200
Bon an, mal an, nombre d’interventions médicales – la grande majorité pour des malaises mineurs – chaque jour au festival Osheaga, selon Alain Simoneau, directeur de la sécurité au Groupe CH
Sur les nombreux évanouissements :
Des gens attendent plusieurs heures à l’extérieur du site avant d’entrer, sans s’hydrater. Ils vont directement devant la scène, sous une grande chaleur, peut-être 30 degrés. Tout ça entre en ligne de compte. Il y a des crises d’anxiété, de la fatigue, de l’insolation. Il y a aussi l’effet de l’alcool et de la drogue à travers tout ça.
Yannick Drapeau, directeur des services spécialisés pour le Québec à l’agence de sécurité privée Garda
Sécurité dans les festivals | Les leçons d'Astroworld - La Presse
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