Le monsieur dans la salle d’attente cherchait une cabine pour se changer. Je lui ai suggéré celle dont je m’étais servi plus tôt. Elle était malheureusement déjà occupée. J’étais en jaquette d’hôpital. Il était en jaquette d’hôpital. Il a plissé les yeux en m’examinant le visage. « Monsieur Cassivi, j’aime beaucoup vos chroniques ! » Il m’a reconnu malgré mon couvre-visage. Mes cheveux gris m’ont probablement trahi.
C’était gentil. Surtout que je venais de lire les réactions à un tweet que j’avais envoyé quelques minutes plus tôt (sur l’absurdité du troisième lien à Québec) : « Difficile de trouver quelqu’un de plus inutile que Cassivi », « Cassivi et sa squaw ne se promènent sûrement pas en trottinette », « Cassivi, personnalité masculine de l’année au Québec », etc.
Il n’empêche que d’être ainsi reconnu à l’hôpital, alors que seules deux minces couches de tissu me séparaient de mon interlocuteur – et je ne parle pas que de nos visages –, m’a fait sentir vulnérable. Et je n’avais pas encore mis le pied à l’étrier (littéralement, s’entend) devant une infirmière que je ne connais pas davantage.
Je me suis assis dans la salle d’attente, en prenant bien soin de serrer les jambes – il n’y a rien comme une jaquette d’hôpital pour conscientiser son homme aux désagréments du manspreading – et j’ai fixé un instant le casier verrouillé où j’avais rangé mes effets personnels. Je me suis demandé si j’avais eu raison d’y abandonner mon cellulaire.
Sous ma jaquette et ses boutons pression que je n’avais su refermer qu’à moitié, j’étais nu comme un ver. Mais pour être franc, je me sentais surtout nu parce que j’étais sans mon téléphone.
Coupé du monde et de cette extension de moi-même. Sans possibilité de trouver refuge dans les réseaux sociaux, leurs nouvelles triviales ou d’importance relative, en évitant le contact visuel avec des patients/lecteurs.
C’est dire l’intensité de ma cyberdépendance. Je passe en moyenne 5 heures 30 minutes par jour sur mon téléphone, dont 12 heures par semaine sur Twitter ainsi que 2 heures sur Facebook.
S’il n’y avait plus de réseaux sociaux – l’hypothèse du reportage de ma collègue Léa Carrier –, j’aurais à revoir mes habitudes de vie. Ni plus ni moins.
« On devient accro à ces appareils-là ! », dit au début du plus récent film de l’univers Marvel, Eternals, le personnage de Sprite à celui de Circé, qui ne lâche pas son téléphone des yeux. Les deux sont des demi-dieux, même si Circé a toujours été plus proche des humains. À la fin du film, les rôles sont inversés et c’est Sprite, découvrant sa part d’humanité, à qui Circé fait la même remarque.
On devient accro à ces appareils-là. Il y a 20 ans, je n’avais jamais possédé de téléphone cellulaire. Aujourd’hui, j’ai de la difficulté à m’en passer, afin de consulter les réseaux sociaux, ne serait-ce que le temps qu’il faut pour regarder un film de superhéros.
Depuis une quinzaine d’années, les réseaux sociaux ont mis en lumière le besoin de tout un chacun non seulement d’exister dans l’espace public, mais aussi d’y faire entendre sa voix. De participer aux discussions de la Cité en ajoutant son grain de sel.
La pandémie n’a pas arrangé les choses. Au contraire, elle les a exacerbées. Puisqu’on est moins en contact direct avec nos collègues et amis, les réseaux sociaux sont devenus le moyen le plus efficace de prendre et de donner de nos nouvelles, un large groupe à la fois. Et de donner son opinion.
Dans un autre film qui prend l’affiche ce week-end, France de Bruno Dumont, l’assistante d’une reporter et animatrice télé célèbre mesure à la seconde près l’impact des faits et gestes, déclarations et questions, de sa collègue et amie, en vérifiant en temps réel la réaction du public sur les réseaux sociaux.
Que se passe-t-il et qu’en disent les gens ? Je me pose implicitement ces questions trop souvent, en consultant les réseaux sociaux (que l’on a rebaptisés à la maison les « réseaux soucieux »). C’est plus qu’un réflexe malsain. C’est pratiquement un tic nerveux.
Non seulement je cherche à savoir ce que les autres pensent du débat ou de la polémique du moment, mais aussi je dois me retenir de ne pas commenter cette « nouvelle » qui éveille mon cynisme ou provoque mon indignation. C’est un état permanent. Une seconde nature de chroniqueur qui commente l’actualité depuis plus de 20 ans.
J’essaie de me consoler de cette manie en me rappelant qu’au moins, j’en ai fait un métier. Mais la tentation est parfois tellement forte – d’écrire ce que je pense du psychodrame entourant le changement de nom de l’Impact, par exemple, ou du paradoxe entre ce qui nous fait bondir comme peuple minoritaire et ce que nous qualifions de lubie chez les autres groupes minoritaires – que je dois me séparer de mon téléphone. C’est-à-dire physiquement repousser l’appareil plus loin sur la table, hors de ma portée, ou carrément le ranger dans une autre pièce.
Je me suis convaincu, et j’ai convaincu mes enfants, qu’il m’était nécessaire de consulter aussi souvent Twitter pour mon travail. C’est vrai que j’y trouve l’essentiel de l’information que je recherche, grâce à de multiples sources, partout dans le monde. Or, les réseaux sociaux sont aussi pour moi une source inépuisable de procrastination, qui m’empêche non seulement de rester concentré sur la tâche à accomplir (écrire une chronique sur les réseaux sociaux), mais aussi de dégager du temps pour être avec mes proches, lire un livre, faire du sport ou ramasser des feuilles mortes.
C’est triste à dire, et le constat me rend honteux, mais ne pas céder à la tentation des réseaux sociaux requiert de ma part un réel effort. En vacances, je dois m’obliger à décrocher. Je m’auto-inflige une cure. J’en suis là.
Les vieilles habitudes se perdent difficilement. Aussi j’ai décidé il y a quelques mois de retirer l’application Facebook de mon téléphone. J’y vais toujours, mais de manière moins systématique, pour m’informer des dates d’anniversaire, pour raconter une anecdote ou pour oser une opinion impopulaire qui me vaudrait trop d’insultes ailleurs que sur une page « privée ».
Pourrais-je me passer des réseaux sociaux ? Probablement pas. Pour l’instant, je suis trop accro. Sans ces canaux de communication, je me sens isolé, esseulé, vulnérable. Comme un patient nu sous sa jaquette d’hôpital. Mais j’essaie de me soigner.
Nu comme un ver | La Presse - La Presse
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