«Ç’a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Je tentais seulement d’enseigner Céline aux milléniaux », raconte le narrateur du huitième roman de Biz depuis Dérives (Leméac, 2010), une solide satire campée dans le milieu universitaire.
Avec une pointe d’exagération — et une bonne dose d’humour au vitriol —, dans L’horizon des événements, Biz met en bouteille l’air du temps un peu vicié. Il écorche les « boomers hétéronormatifs porteurs de tous les privilèges et de toutes les tares du chromosome Y », ricane de « Radio Bla bla bla », tacle une certaine gauche qui poursuit les dissidents « avec la même détermination que le Mossad traquait les vieux nazis », arrose un peu tous ces « petit·e·s étudiant·e·s qu’un battement d’ailes de colibri peut envoyer rouler par terre ».
Malgré ses accents houellebecquiens — Biz n’a jamais caché son admiration pour l’auteur des Particules élémentaires —, l’écrivain nous donne aussi, paradoxalement, l’un de ses livres les plus lumineux. Traversé de passion et de rédemption, d’amour pour la vie et pour les mots.
« Je n’assume pas tout ce que mes personnages disent, parce qu’il y en aurait beaucoup, ça prendrait une grosse brouette », confie Biz en entrevue. « C’est un roman. Rien qu’une histoire fictive », pourrait aussi ajouter Céline.
« Ce n’est pas un essai, poursuit le romancier de 48 ans, ce n’est pas un programme politique, ce n’est pas une thèse de doctorat. C’est vraiment une œuvre de fiction, avec des personnages qui n’existent pas et à qui, je pense, j’ai donné un droit de parole légitime et plausible. »
L’espèce de « révolution » qui est en cours, Biz n’en conteste pas le bien-fondé. Mais il en conteste les excès. « Je le vois autour de moi. Des bonhommes qui sont déboulonnés plus ou moins malgré eux, qui n’ont personnellement rien fait pour ça, emportés par le torrent révolutionnaire. Il y a plusieurs façons de réagir. Soit on combat, on conteste, on chiale, soit on regarde ça depuis la rive en spectateur. Moi, la position que j’assume, c’est celle d’Achille [le narrateur] qui se dit : “je vais aller faire du kayak dans la rivière”. »
« Ma peur, poursuit-il, et je sais que ça va sûrement arriver malheureusement, c’est qu’on prenne une citation du roman et qu’on mette Biz en dessous, avec des guillemets. Biz écrit ça. Biz a écrit des mots, oui, mais avec des personnages, tout un contexte. C’est là où le roman est intéressant. Houellebecq l’a fait, Céline l’a fait. Le grand roman permet ça, c’est à la fois un télescope qui regarde l’univers du social et le microscope qui va dans l’intime. » Malgré tout, croit Biz, on peut avoir de la sympathie pour ces gens qui perdent le pouvoir, qui sentent que le tapis leur glisse sous les pieds.
La complaintedu bonhomme blanc
Résumons. À 47 ans, Achille Santerre, le narrateur de L’horizon des événements, enseigne depuis une vingtaine d’années à l’Université de Montréal au Québec. Spécialiste de la littérature française du début du XXe, il voue un culte nuancé à Louis-Ferdinand Céline, l’auteur du Voyage au bout de la nuit (1932), écrivain génial, mais aussi auteur de nauséabonds pamphlets antisémites. Épuisé à force de lutter contre l’indifférence ou l’hostilité de ses étudiants, il a l’impression de s’être « mononcquisé » à son insu. Récemment divorcé et père de deux enfants, il vivote en attendant de retomber sur ses pattes.
Écrivain, il publie un deuxième roman, So watt, une dystopie politique québécoise dans laquelle, en 2076, les Cris prennent le contrôle des barrages hydroélectriques et déclarent l’indépendance du Québec… Les accusations d’appropriation culturelle ne se feront pas attendre.
Avec quelques collègues en déroute, membres comme lui du « Parc jurassique » — dont René McKay, spécialiste du point-virgule et de Michel Houellebecq, qui était le protagoniste de La chaleur des mammifères (Leméac, 2017) —, le narrateur se rend à l’occasion dans une taverne de l’est de la ville. Un « safe space des bonhommes blancs » où ce « quatuor de solitudes rancies » peut sans retenue et en toute impunité casser du sucre sur le dos des étudiants, de leurs collègues et de toute l’époque. Voilà pour le côté cour.
Côté jardin, la vie sentimentale d’Achille est un champ de ruines fumantes. Mais à l’insistance d’un collègue, il va se résoudre à utiliser une application de rencontres. Après quelques coups d’épée dans l’eau, Céleste, une « sapiosexuelle » tout en courbes qui a vingt ans de moins que lui, sera l’antidote parfait à une époque parfois empoisonnée.
C’est peut-être le régime qui s’impose face aux malaises de l’époque, suggère le roman : faire le dos rond, garder le lit (en bonne compagnie), cultiver son jardin ou faire du kayak en attendant que la révolution fasse moins de remous.
Tutoyer Céline
Derrière son décor sombre, L’horizon des événements est aussi un roman amoureux. Après le premier tiers, la partie où Biz reconnaît envoyer « de grosses rafales » sans beaucoup de nuances, l’hommage à Louis-Ferdinand Céline et la relation passionnée avec Céleste prennent le dessus. Sans oublier l’amour que ce père au bord de l’abîme voue à ses deux enfants. « Mais aussi, malgré tout, l’amour qu’éprouve ce professeur envers ses étudiants », souligne-t-il.
À la fois caricaturiste et sociologue de son époque, Biz voit ce roman comme une sorte d’appel à la réconciliation. « Comme tenant de la génération X, pour ce que ça vaut, je me sens privilégié d’être à mi-chemin entre les boomers et les millénariaux, parce que quand ils se chicanent, je regarde ça et des fois je peux prendre pour l’un ou pour l’autre, nuancer. C’est un peu ce que j’ai voulu mettre dans le roman. Je trouve en ce moment que les gens sont très, très crinqués », dit-il.
Biz cite souvent cette phrase de Céline, qu’il n’hésite pas à reprendre à son compte : « Ne m’intéressent que les écrivains qui ont un style. » De fait, L’horizon des événements est un roman dense et sans temps morts. Deux cent vingt pages qui sonnent, travaillées au scalpel, ponctuées de clins d’œil appuyés ou subtils à Céline, auquel le narrateur s’adresse souvent, fidèle compagnon de route et de déroute.
Un livre d’amour et d’hommage, mais aussi un livre écrit en pleine pandémie, raconte Biz, une période durant laquelle il s’est beaucoup questionné sur la pertinence du travail d’écrivain. Il se souvient d’avoir été pris de vertige quand tous ses engagements sont tombés à l’eau, début 2020. « Qu’est-ce que ça donne de gribouiller, alors que les gens se battent pour du papier de toilette ? Je me suis dit : ce livre-là, je vais l’écrire comme si c’était le dernier que j’écrivais avant d’aller travailler dans une épicerie. »
« Ce livre-là m’a vidé, lessivé, laminé. J’ai tout mis de moi là-dedans. Il va falloir laisser pleuvoir pour remplir la nappe phréatique », ajoute l’écrivain, qui espère faire oublier la tuque de Loco Locass, le groupe rap dont il est l’un des membres fondateurs.
Lucide, il sait bien que certains lecteurs risquent de l’attendre au tournant avec une brique et un fanal. « Si des personnages désagréables me portent aux nues, c’est qu’ils auront manqué quelques pages du livre. Pour moi, il y a de la nuance dans ce livre, qui écorche un peu tout le monde. »
S’il y est question sans faux-fuyants de la liberté universitaire, au final, ce roman est surtout une défense et une illustration de la liberté de l’écrivain. « Avant tout, croit Biz, je pense qu’un écrivain doit être libre. Dans sa pensée comme dans son style. »
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Biz, en liberté surveillée - Le Devoir
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