Je suis habitué. Chaque fois qu’il y a un événement en Haïti, de quelque nature que ce soit, on tente de me rejoindre. Au début, je perdais un temps fou à tenter d’expliquer au journaliste que je sais beaucoup moins que lui. Il renouvelle sa demande sur un ton plus posé, ce qui est une façon de me dire qu’il ne me croit pas. Pourquoi? Depuis quand un intellectuel haïtien n’a-t-il rien à dire sur quelque sujet que ce soit relatif à Haïti? Justement, je suis simplement un écrivain sans identité. Avec le temps, je dois reconnaître que le volume de demandes a beaucoup diminué. J’ai été candide de croire aussi qu’on voulait mon analyse du pays. Ce que je fais pourtant, en toute solitude, depuis 35 ans. En fait, on veut coller mon nom à côté d’une déclaration banale que n’importe qui d’autre aurait pu dire. Ce matin, j’avais l’impression qu’on attendait que je confirme la mort du président du fond de mon lit à Montréal.
Alors pourquoi j’accepte, mieux ou pire pourquoi je fais un texte sur la situation en Haïti. Simplement parce que j’ai lu cette semaine un livre écrit par une romancière qui vit à Port-au-Prince. Il s’agit du roman Les Villages de Dieu, paru en 2020, aux éditions Mémoire d’encrier. Je viens de perdre la moitié des lecteurs de cet article. Quelle idée de parler d’un roman, déjà daté d’un an, donc périmé, en ce jour sanglant. En parlant de sanglant, c’est quand même étonnant qu’un assassinat d’un couple présidentiel dans un pays du Tiers-Monde n’entraîne pas un bain de sang. Bon la journée n’est pas terminée, et je ne veux surtout pas opiner sur un tel sujet, ni donner la chance qu’on m’accuse d’appeler à un bain de sang. La machine à rumeurs semble si affamée aujourd’hui, autant que Port-au-Prince paraît tranquille. Déjà l’impatience du monstre technologique. J’entends une voix aiguë: “As-tu quelque chose à dire? Si oui dis-le ou tais-toi”. Justement, je n’ai rien à dire, je veux simplement attirer l’attention sur un livre exceptionnel passé inaperçu: Les Villages de Dieu. Pour dire brutalement les choses, c’est le meilleur livre paru en Haïti depuis très longtemps. Le plus fort, le plus juste, et peut-être le mieux écrit. Bon, mais pourquoi faut-il le lire aujourd'hui?
J’ai l’impression qu’on l’a négligé, à part certains journalistes, à cause du titre. On a pensé qu’il s’agissait d’un livre religieux, qui raconte l’histoire de gens pieux dans quelques villages bucoliques où la vie harmonieuse devrait être donnée en exemple aux autres. Faux. C’est le contraire. Les Villages de Dieu, c'est le nom de quartiers terribles où la misère, la frustration, une haine endémique, l’absence totale d’espoir, un présent de l’indicatif si fragile qu’il est remis en question chaque matin. Les gens qui y vivent espèrent aller en enfer car ça ne peut être qu’une promotion. Dans Pedro Páramo, Juan Rulfo, dit aussi que les habitants de Comala, emportent dans l’au-delà une petite couverture devinant qu’il doit y faire plus frais là-bas. Il faut ajouter que c’est dans ces villages que se sont installés tous les tueurs de ce pays. Pour celui qui suit la situation haïtienne, on sait depuis des années que ce sont des zones de non-droits. La police ne peut y entrer. Le gouvernement encore moins, même si des personnages hauts placés rencontrent clandestinement des chefs de gang. Eh bien Emmelie Prophète y a installé son laboratoire. Je ne sais pas si elle s’y est allée elle-même, mais elle a fait mieux, aurait dit Cendrars, elle nous a permis d’observer la vie qu’on y mène. Un petit tour en enfer. À quoi ressemble cet enfer? À n’importe quel autre endroit d’Haïti. Rien ne ressemble plus à une vie quotidienne qu’une autre. Emmelie Prophète nous permet d’observer calmement dans ces Villages les grands-mères, les mères, les sœurs, les jeunes frères, les désaxés, les fous, les estropiés, les fiancées pleurant leurs futurs maris après les règlements de comptes, qui vaquent à leurs occupations. Car même les tueurs dorment, entre deux kidnappings, et ils mangent aussi, s’habillent, envoient leurs enfants à l’école, et tout cela nécessite une organisation. Il y a le fait que les mères prient pour que leurs fils deviennent médecins ou ingénieurs, ou qu’ils aillent à New-York pour toujours. On n’attend qu’une chose de ceux qui quittent le pays c’est qu’ils ne reviennent pas. Il y a cette femme, mieux nantie et plus instruite que les autres, qui entend changer la condition des femmes, car là aussi leur situation est la moins enviable. Pourtant chaque matin on croise des morts frais (le sang chaud a cette odeur inoubliable) dans ces corridors étroits et boueux. Et les nuits sont rythmées par des hurlements, des coups de feu, et le lendemain on annonce un nouveau chef qui recommence avec les mêmes promesses. Ce sont ces villages qu’il faudra surveiller attentivement dans les jours à venir. C’est le cœur du problème. Bien sûr qu’il restera alors les poumons, la tête, les bras, les jambes, car c’est un problème qui ne reste pas en place.
La force de ce livre c’est cette lumière dont on n’arrive pas à savoir si elle vient du soleil tropical ou des rêves fous des gens. Ou plus simplement du talent de cette splendide romancière qui nous attrape à la gorge dès la première page, serre un peu plus à chaque chapitre, relâche plus loin, resserre jusqu’à nous laisser sans voix. Tant de misères, de crimes et de frustrations, exposés sans pathos. Pour une fois j’ai eu l’impression de toucher du doigt cette réalité que je n’ai pas connue. Emmelie Prophète me raconte mon pays. C’est à elle qu’il faudra vous adresser désormais, ou mieux, à son livre.
La machine à tuer - Le Journal de Montréal
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