Spike Lee, sous sa casquette au sigle 1619 (date d’arrivée des premiers esclaves en sol américain), en a assez du monde où l’on vit. L’Afro-Américain à la présidence du jury du Festival de Cannes, premier Noir sur ce siège, lançait mardi en conférence de presse aux côtés de ses troupes un message sans ambages : « Ce monde est dirigé par des gangsters. » Et de souligner les règnes de « l’agent orange » Trump aux États-Unis, de Jair Bolsonaro au Brésil, de Vladimir Poutine en Russie. « Ils n’ont ni morale ni scrupules. Notre devoir est de protester contre eux. »
L’ombre de toutes les discriminations s’est posée sur le jury quand une journaliste de la Géorgie vint dénoncer le sort réservé aux militants LGBTQ+ dans son pays, rudoyés lors d’incidents causés par des groupes haineux. Spike Lee a invité la presse à se lever pour dénoncer l’oppression où qu’elle soit : « Maintenant, c’est aux journalistes à faire passer le message. »
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Le cinéaste de Do the Right Thing, éternel militant pour la cause des Afro-Américains, ne décolérait pas : « Plus de 30 ans après ce foutu film, on aurait pu croire que les Noirs arrêteraient de se voir traqués comme des animaux. » Spike Lee a parlé de George Floyd et d’Eric Garner, lynchés, tués. Le voici devenu le roi Lee dans l’arène cinéma, tant son combat de pionnier se colle à celui du mouvement Black Lives Matter, en résonance partout.
Il a peu parlé de cinéma, sinon pour aborder les mutations du secteur, lui qui a réalisé Da 5 Bloods chez Netflix : « Le cinéma et les plateformes peuvent coexister. Avant, on disait que la télé allait tuer le grand écran. » À ses yeux, Cannes demeure le plus grand festival du monde. En 2018, son BlacKkKlansman, abordant un héros noir infiltrant le Ku Klux Klan, y avait remporté le Grand Prix du jury. « J’étais déjà ici en 1986 avec She’s Gotta Have It », rappelle-t-il. Sa présidence prévue l’an dernier, lors d’une édition annulée pour raison de pandémie, était pour lui partie remise : « J’ai volé de Nice à New York et je suis revenu. Le reste importe peu. »
Membre du jury, l’acteur Tahar Rahim dit avoir véritablement vu le jour à Cannes en 2009 quand Un prophète, de Jacques Audiard, l’avait propulsé sous les feux de la rampe. Quant à l’acteur coréen Song Kang-ho, sa vie a également changé depuis 2019, année de la Palme d’or et du triomphe planétaire de Parasite.
Changer le monde
Signe des temps ? Rarement un jury, manifestement en phase avec un président qui laissait souvent la parole aux autres, aura livré un message aussi politique et engagé à Cannes que celui-là.
Le grand cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho s’est révolté de la situation dans son pays sous la férule du tyran Bolsonaro : « Un demi-million de morts de la COVID-19, et ça continue. Sur le plan culturel, c’est le désert. La cinémathèque se retrouve fermée depuis deux ans ; tous ses techniciens et experts ont été remerciés. Nous nous trouvons ici dans un festival de films, un temple de la mémoire et de la préservation. Parlez de notre situation, écrivez là-dessus », enjoignait-il les médias.
Les femmes sont majoritaires dans ce jury qui compte entre autres la chanteuse Mylène Farmer, peu loquace mardi. Le sujet de la représentation féminine dans le monde de l’art fut par ailleurs très commenté.
Ce n’est pas évident d’être toujours ramenée à ces questions de genre. Mais nous traversons des changements énormes et la relation au cinéma se transforme aussi.
L’actrice et cinéaste française Mélanie Laurent, coréalisatrice du documentaire Demain sur les dérives environnementales, trace des correspondances : « Davantage de femmes dans le jury en 2021 et un festival plus écolo : il y a peut-être un lien à faire entre les deux, car tout ce qui fait peur est incompris, la nature et nous. Mais le cinéma pousse les gens à changer. »
L’actrice américaine Maggie Gyllenhaal estime que les films, les chansons, les livres de femmes apportent une vision différente au public qui s’en imprègne. « À travers La leçon de piano, de Jane Campion, j’avais découvert un autre type d’expérience qui m’avait profondément inspirée. L’avenir sera intéressant. »
La cinéaste autrichienne Jessica Hausner voit également la société muter et muer. « À Vienne, évoque-t-elle, quand il y eut les premières conductrices d’autobus en 1960, un passager avait quitté le véhicule en croyant que celle qui tenait le volant ne serait pas capable de conduire. On arrive de loin. »
Mati Diop, primée à Cannes pour le film franco-sénégalais Atlantique, a hâte que l’on cesse de mettre le mot femme avant celui de réalisatrice. « Ce n’est pas évident d’être toujours ramenée à ces questions de genre. Mais nous traversons des changements énormes et la relation au cinéma se transforme aussi. Le septième art peut montrer la profondeur de l’oppression tout en s’exprimant sur lui-même avec son propre langage. Le plus important n’est pas ce qu’il dit, mais comment il le dit. »
On sent que ce jury, une fois les portes closes, discutera avec ferveur des films dans la course — tout comme de l’avenir du cinéma et du monde, un coup parti. Si l’on en croit cette étonnante conférence si engagée, le palmarès devrait avoir un côté poing levé.
Odile Tremblay est à Cannes à l’invitation du Festival.
Une présidente pour le Festival de Cannes ?
Une version précédente de ce texte, qui indiquait que Maggie Gyllenhaal est britannique, a été corrigée. Elle est américaine.
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74e Festival de Cannes: un jury poing levé sur la Croisette - Le Devoir
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