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Wednesday, January 31, 2024

L'écriture inclusive fait aussi des exclus - Le Devoir

« C’est normal que la langue s’adapte à l’évolution de la société. Elle n’est que son reflet. Elle est là pour bouger », indique la lexicologue Mireille Elchacar. « Si on a vraiment une volonté d’inclure tout le monde dans la langue, non plus juste les hommes et les femmes, il faut réfléchir à l’écriture inclusive. » Dans les années 1970, le Québec a été à l’avant-garde de la féminisation des noms de métier. Cet élan s’est poursuivi avec les discussions sur la rédaction épicène, puis encore aujourd’hui dans les débats sur l’écriture inclusive. Avec la professeure de l’Université TELUQ, Le Devoir discute de ce qui propulse et entrave l’écriture inclusive.

L’écriture inclusive est un ensemble de procédés qu’on peut choisir d’utiliser ou pas, rappelle d’emblée Mireille Elchacar. Cette écriture « n’est pas coulée dans le béton. Elle est faite de toutes sortes d’expérimentations — comme celles qu’on fait avec les pronoms, le “iel”, les doublets, les points médians, etc. C’est l’usage qui va déterminer celles qui vont s’implanter ». 

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La spécialiste redit qu’il n’est pas possible d’avoir un texte complètement neutre en français, où les mots sont genrés. « En d’autres langues, en anglais, “the quiet little boy” devient simplement “the quiet little girl”. En français, un seul changement se répercute sur plusieurs mots : déterminant, adjectifs, possessifs, etc. »

Le point final et le point genré

Une des grandes préoccupations de Mme Elchacar, c’est de constater que l’écriture inclusive mal maniée exclut « ceux qui ont du mal avec l’écrit : les dyslexiques, les dysorthographiques (on en a vraiment beaucoup, en français…), les analphabètes fonctionnels (on en a vraiment beaucoup, au Québec…). Comme l’écriture inclusive est très dure à bien manier, on peut vouloir être inclusif sur le genre et exclure une autre partie de la population. » 

Quelles sont les difficultés de l’écriture inclusive ? Ceux qui ont déjà fait le test les ont expérimentées : il y a un solide pli à prendre, à la lecture comme à l’écriture. « Le plus difficile, ce sont les parenthèses et les points », comme dans « lecteur(ice) », « lecteur.ice » ou « lecteur·ice », précise Mireille Elchacar.

« Un point en français marque une frontière, une limite à la phrase. C’est ce qu’on lit quand on le voit. Depuis quelques années, ça nous ramène aussi à un site Web. Notre oeil est très habitué à lire ça, et peut être confus de voir un point à tout bout de champ. L’utilisation des doublets [p. ex. les lecteurs et les lectrices], par la lourdeur qu’ils ajoutent, est aussi une difficulté, moins marquée. »

Parler comme un livre

« L’écriture inclusive vient de l’écrit, et personne ne parle comme il écrit », poursuit la lexicologue. « C’est arrivé dans l’histoire de la langue que l’écrit influence l’oral. Par exemple, on disait “ostiner” en moyen français, et “oscur”. Et à l’écrit, on a rajouté un b pour faire le lien avec les mots latins “obstinare” et “obscurus”. On dit maintenant “obstiné” et “obscur”. Ce passage de l’écrit à l’oral est assez rare. » 

Le nouveau pronom neutre proposé, « iel », suscite particulièrement des résistances, non ? « C’est très facile de créer de nouveaux mots en français, répond par la bande Mme Elchacar. Pensez à “ courriel”. Des mots lexicaux se développent avec les réalités nouvelles et les découvertes. Mais pour un nouveau déterminant, une nouvelle préposition, ça change sur un temps beaucoup plus long. Le locuteur n’a normalement pas le pouvoir de créer un nouveau mot grammatical. Et là, on arrive avec ce pronom : oui, c’est vraiment un gros changement, d’un coup. »

La professeure poursuit : « Je vois une très grande difficulté à appliquer l’écriture inclusive à toute la population. L’orthographe française est très difficile à acquérir. Le code écrit du français est le plus compliqué de toutes les langues alphabétiques. Je suis prof de linguistique à l’université, vous êtes journaliste, et je suis persuadée qu’on laisse toutes deux échapper des fautes. »

80 heures passées sur les participes

C’est pourquoi Mme Elchacar prône une simplification de l’orthographe, comme elle l’a déjà fait valoir dans son livre Délier la langue (Alias, 2022). « On a déjà tellement de difficultés et d’illogisme dans notre orthographe. Je peux comprendre l’exaspération, ceux qui disent devant l’écriture inclusive : “Voyons, encore une couche de complexité ?” Pour faire de la place à de la nouveauté, il faut permettre à la langue d’évoluer. »

« Elle doit bouger, dans plusieurs sens à la fois : par l’acceptation des formes féminines de la rédaction inclusive, et par une amélioration de cet outil qu’est l’orthographe. L’orthographe n’est pas obligée d’être compliquée. C’est un artefact qui peut être amélioré par l’humain. »

La linguiste pense tout spécialement à une réforme des participes passés. « Cette règle d’accord, c’est 14 pages de règles, et surtout d’exceptions. Ça accapare des dizaines d’heures d’enseignement. Il y a un chiffre qui circule en ce moment, qui estime qu’il y aurait environ 80 heures consacrées à ces règles au secondaire. »

« Ce sont des règles qui ont été construites sur l’italien du XVIe siècle, et que l’Italie a laissées tomber depuis 300 ans… Imaginez si on prenait ces 80 heures pour parler de l’histoire de la langue, de la place du Québécois dans la francophonie, de pourquoi et comment notre français est différent de celui de la France… On pourrait s’emparer de notre langue par différentes facettes au lieu de se consacrer juste à l’orthographe. »

Et discuter et réfléchir au sujet des pertinences, difficultés, nécessités, illogismes de l’écriture inclusive, par exemple. « On vit un moment de changement. On voit des choses proposées, d’autres rejetées. C’est en ébullition. Reste à voir où se trouvera l’équilibre entre l’inclusion et le besoin de garder l’outil qu’est l’écriture de la langue française à la portée de tous. »

« On peut avoir des militants qui nous proposent l’écriture inclusive, conclut Mme Elchacar. Même avoir un Office québécois de la langue française qui viendrait [les] seconder ne [la] renforcerait pas nécessairement — il a déjà proposé de remplacer “muffins” par “moufflets”, dans les années 1980, hein… Ça n’a pas fonctionné parce que les locuteurs ne l’ont pas utilisé. La langue, c’est l’usage. Ce sont les locuteurs qui vont déterminer si l’écriture inclusive “passe” ou non. Qui vont l’utiliser ou non. »

À suivre, donc, dans nos bouches et nos écrits.

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