Oui, il y a des aînés sur TikTok. Sauf qu’à en croire le discours populaire, l’application de partage de vidéos serait le repaire exclusif des générations plus jeunes, celles qui n’ont jamais connu un monde sans internet. Il me suffit toutefois de traîner un peu sur « QuébecTok » le soir pour tomber au hasard sur de nombreux lives diffusés par des aînées.
Si on persiste à reconduire des lieux communs à l’égard des tiktokeurs, c’est peut-être parce qu’on considère la plateforme comme un espace en marge de la « vraie » vie et qu’on aborde les phénomènes qui y fleurissent sans vraiment s’y tremper. En invisibilisant la participation numérique de nos aînés, on néglige pourtant de parler du rôle déterminant qu’ils sont appelés à jouer dans le développement futur des technologies.
TikTok est un média social de recommandations, c’est-à-dire que contrairement à Facebook ou même Instagram, le contenu qui nous est présenté relève majoritairement d’un algorithme, plutôt que de relations sociales préexistantes. Ainsi, on y consomme généralement des vidéos de parfaits inconnus. C’est comme ça qu’en papillonnant sur ma page de recommandations cet hiver, je suis tombée sur une vidéo de Gilles Cloutier, alias Gillou, 78 ans, un Québécois de Beauharnois, rapidement devenu un de mes créateurs préférés.
Gillou a créé son compte en 2020, pendant la pandémie. Très vite, il a commencé à publier des vidéos et s’est peu à peu familiarisé avec l’application. Aujourd’hui, il publie quotidiennement des sketchs humoristiques et des vidéos plus sérieuses, dans lesquelles il aborde avec sincérité divers aspects de sa vie, devant ses quelque 12 800 abonnés. Il n’est évidemment pas le seul aîné sur TikTok, mais il demeure mon préféré. Plusieurs connaissent par exemple Grandma Droniak, une superstar américaine de 93 ans qui compte plus de 12,8 millions d’abonnés. En versant parfois dans l’insolence, cette mamie connectée subvertit l’image de la grand-mère douce et silencieuse. Sans nier la réalité biologique de son âge avancé, elle en détourne toutefois la signification : vieillir ne veut pas dire perdre son sens de la répartie ou même son désir de séduire.
Grandfluenceurs
Plusieurs « grandfluenceurs » épousent des comportements et des tropes qu’on associe d’ordinaire aux jeunes. Ils nous font rire précisément à cause du fossé générationnel qui les sépare des agissements qu’ils reproduisent à l’écran. Si Grandma Droniak est drôle, c’est parce qu’on ne s’attend pas à la voir faire la belle en maillot de bain, ou encore texter un de ses prétendants.
Plutôt que de caricaturer la jeunesse, Gillou propose quant à lui un contenu qui s’adresse directement à des gens vieillissants. « J’ai l’impression que beaucoup de monde qui me suit a entre 60 et 80 ans : des gens seuls, des gens malades, divorcés, en deuil et dont les conjoints sont décédés », me dit-il.
Si Gillou cherche à faire rire, il cherche avant tout à réunir, à tisser des liens avec des gens qui peuvent se reconnaître dans les expériences qu’il partage.
Sa communauté apprécie d’ailleurs le portrait franc et pas toujours rose qu’il brosse de sa réalité. Il aborde par exemple sa solitude, la relation qu’il entretient avec son corps vieillissant, ses souhaits de fin de vie et même sa sexualité.
Certaines des vidéos de Gillou s’inscrivent aussi dans une démarche autobiographique. Elles représentent pour lui une façon de laisser une trace : « Si un jour, ma petite-fille, qui ne sait pas que j’existe, veut savoir qui était son grand-père, elle pourra voir mes tiktoks. » Pourtant, le patrimoine numérique que Gillou bâtit n’est pas assuré de passer à la postérité, en ce qu’il est soumis aux aléas d’une plateforme privée, potentiellement éphémère, dont l’architecture entière semble avoir été conçue pour promouvoir le moment présent, sans égard au futur, au passé et à la préservation d’une mémoire collective.
L’expression « âge sombre numérique » désigne d’ailleurs la perte d’informations historiques reliée à la nature précaire de nos archives numériques. Puisque la technologie que l’on utilise change à la vitesse grand V, les prochaines générations pourraient éventuellement être incapables d’accéder à ce que l’on a construit sur le web avant elles. Selon la chercheuse Tamara Kneese, « le problème, c’est qu’il n’y a pas de mécanisme clair nous permettant de léguer nos biens numériques » (lu dans le Guardian), hormis peut-être quelques paramètres Facebook, implantés à la suite de la fusillade de l’Université Virginia Tech. La tragédie avait alors transformé la plateforme en véritable lieu de recueillement, soulignant l’urgence de repenser nos médias sociaux à la lumière de notre mortalité.
Parce que la technologie est souvent conçue par du monde jeune pour du monde jeune, les médias sociaux d’aujourd’hui sont peu inclusifs et peinent à répondre aux besoins particuliers des personnes âgées, qui n’ont pas toutes le même niveau de littératie numérique. Or, le vieillissement de la population devrait plutôt nous pousser à revoir nos plateformes pour que les aînés y soient davantage représentés et qu’ils s’y sentent voulus, entendus et écoutés.
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