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Friday, October 20, 2023

Mick Jagger, portrait ultime d'un rocker inusable - Paris Match

Situé dans l’est de Londres, le remuant district de Hackney n’a rien de commun avec les quartiers huppés où réside Mick Jagger lorsqu’il est en Angleterre. C’est pourtant là qu’a été lancée la campagne de pub des Rolling Stones pour la sortie de leur premier album de titres inédits en dix-huit ans. Le disque s’intitule « Hackney Diamonds » et fait référence à une particularité de ce quartier à la réputation douteuse : on y volerait tant de voitures que, en argot cockney, « les diamants de Hackney » désignent les éclats de verre brisé jonchant les rues après les saccages.

Pour mener à bien leur offensive médiatique, les Stones ont investi, le 6 septembre, le théâtre Hackney Empire, et fait venir des États-Unis l’animateur de talk-show Jimmy Fallon afin qu’il conduise avec les trois membres survivants un entretien exclusif diffusé en direct dans le monde entier. « Aucun groupe n’est plus important a proclamé Fallon. Ils ont ouvert la voie il y a soixante ans, vendu 250 millions de disques et incarnent la culture populaire… »

Le trio est entré en toute décontraction sur scène où Mick Jagger s’est instantanément trouvé dans son élément, agitant les bras vers le public (un mélange de journalistes et de fans) et adoptant son meilleur accent prolo pour le saluer, histoire de montrer qu’il a beau frayer avec la monarchie, il n’a rien perdu de sa gouaille populaire. Il a fière allure – mince comme un lévrier, chevelure impec –, déborde d’énergie et se met illico le public dans la poche. Jouer au Monsieur Loyal revient en fait à Fallon, mais Jagger lui a piqué le rôle à la seconde où il a déboulé sur scène. L’animateur se confond en ­flagorneries : « Vous venez d’accomplir quelque chose que personne n’a jamais réussi à faire », lance-t-il à Jagger, qui, incapable de rester assis pendant l’interview, rétorque avec malice : « Quoi ? Mettre dix-huit ans à finir un album ? »

En Amérique comme au Royaume-Uni, de nombreux comédiens ont inclus à leur numéro une imitation de Mick Jagger. La moue caractéristique, la voix nasale, la gestuelle maniérée : tout se prête à la caricature et Jagger doit encaisser, même si son ego en prend un coup. Aucun souci, il maîtrise l’art de coller à l’air du temps depuis l’époque où il n’était encore qu’un morveux de 20 piges. Six décennies plus tard, l’octogénaire n’a rien perdu de sa pugnacité et entend bien rester dans la course. Même son opération du cœur, en 2019, ne l’a que brièvement calmé. « J’ai repris la gym quinze jours plus tard », a-t-il récemment déclaré.

Où ce type trouve-t-il son énergie ?

Qu’est-ce qui continue à motiver cet éternel battant ? Un simple coup d’œil à son emploi du temps de ces deux dernières années (incluant une tournée mondiale) suffirait à épuiser n’importe qui. Où ce type trouve-t-il son énergie ?

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Il existe une réponse plausible à cette dernière question. Le père de Michael Philip Jagger était un expert reconnu en culture physique. Joe Jagger anima même une émission télé sur le sujet et fit appel à son fils pour illustrer certaines techniques : le prépubère boudeur qui gravit une paroi rocheuse sur une vidéo en noir et blanc de 1959, c’est Mick – que son père appelle Michael sur la bande-son –, apparaissant pour la première fois en public. Ces incursions télévisées n’ont pas fait de Jagger un enfant star, tant s’en faut, mais elles ont joué un rôle crucial dans sa formation, en lui permettant d’exploiter les aspects les plus extravertis de sa personnalité, jusqu’à acquérir assez d’assurance pour monter sur une scène sans craindre le ridicule. La famille Jagger cultive les valeurs chères aux classes moyennes, mais les devoirs d’école, supervisés par Eva Jagger, passent après l’entraînement quotidien, dont la pratique s’enracinera à vie chez le futur performeur. Le mois dernier, lorsque Neil Shah lui a demandé pour le « Wall Street Journal » par quel miracle il pouvait encore s’agiter plus de deux heures sur scène en parcourant l’équivalent d’un marathon, le chanteur a répondu avec sa désinvolture coutumière : « C’est avant tout une question de chance. J’ai une bonne santé parce que j’ai de bons gènes. »

Dans les années 60, il choquait le monde entier

Mick Jagger fait partie du paysage médiatique depuis si longtemps et tant de générations connaissent son visage qu’à moins d’avoir vécu le début des années 1960, il est impossible d’imaginer à quel point cette frimousse – et la tignasse l’encadrant – a pu choquer. Dans les années 1950, la beauté masculine était incarnée par des acteurs de cinéma au front haut et aux cheveux coiffés en arrière, des types avec des pommettes saillantes et une bouche mince. Puis les Rolling Stones déboulent en 1963 avec leurs tifs masquant entièrement leur front et un chanteur doté d’une bouche démesurée ­ourlée de lèvres épaisses.

Mick Jagger, sex-symbol en 1968.

Mick Jagger, sex-symbol en 1968. Getty Images / © Michael Ochs Archives

Jagger personnifie une nouvelle tendance vaguement androgyne, l’esthétique « jolie-laide » qui sera tout au long de la décennie l’apanage d’une jeunesse en pleine mutation. Mieux encore, son visage ­respire l’insolence. De nombreux créateurs ont passé le début des années 1960 à dénigrer l’establishment, mais personne n’a fait ­enrager les gardiens des institutions plus que les Rolling Stones et leur dégaine de primitifs mal lunés. En sus, leur musique suintant de visées séditieuses enfonce le clou.

À leurs débuts, Jagger, les guitaristes Keith Richards et Brian Jones et la section rythmique formée par Charlie Watts et Bill Wyman n’étaient pourtant, comme l’a noté Paul McCartney, que des fans de blues copiant leur musique favorite. Un excellent groupe de blues, mais limité. Puis Jagger et Richards se sont mis à composer des chansons témoignant de leur capacité à subjuguer la jeunesse tout en faisant danser le public des clubs. Entre 1964 et 1966, les Stones multiplient les tournées en Amérique et en Europe et, après les concerts Jagger et Richards s’enferment dans une chambre ­d’hôtel et ­composent un nouveau titre. Avec le chanteur concentré sur les mélodies, les paroles et le « message » général à faire passer naissent des classiques tels que « Satisfaction » et « Paint It Black » qui imposent le groupe dans la cour des grands.

L’année 1967 va être problématique. Les institutions ­britanniques, remontées contre les Stones, prennent les drogues comme alibi pour jeter Jagger et Richards en prison durant une nuit. Leur image de rebelles sera renforcée. Pas comme « Their Satanic Majesties Request », un opus psychédélique raté qui force la même année les Stones à se demander si leur âge d’or serait derrière eux ? Quelqu’un doit redresser la barre, et vite, d’autant que le premier manageur du groupe, Andrew Loog Oldham, a quitté le navire. Mick Jagger sera désormais le capitaine du vaisseau Stones.

Dans les années 70, un règne sans partage

Bill Wyman prétend avoir trouvé le riff de « Jumpin’Jack Flash », un titre crédité à Keith Richards. Quoi qu’il en soit, le groupe doit une fière chandelle au compositeur de cette chanson qui lui permet de retrouver le sommet des charts en 1968. Jagger écrit toujours avec Richards mais compose également en solo « Sympathy for the Devil » et « You Can’t Always Get What You Want ».

Toute l’année, il s’active tous azimuts. D’abord l’urgent problème du business. Plus il s’enfonce dans le labyrinthe qu’est la situation financière des Rolling Stones, plus la panique le gagne. Son groupe s’est fait dépouiller par son manageur américain Allen Klein, qui a également mis la main sur l’intégralité des droits d’édition. Les mois passés à étudier à la London School of Economics avant de rejoindre les Stones à plein temps vont enfin lui servir. Avec l’aide d’un expert financier réputé, le prince Rupert Loewenstein, Jagger tire d’affaire les Stones. Et part tourner son premier film.

Des gangsters, une rock star recluse et un paquet de drogues ­forment la trame de « Performance ». Coréalisé par Donald Cammell et Nicolas Roeg, le film est jugé d’une telle noirceur qu’il ne sortira que trois ans après avoir été achevé fin 1968. Aujourd’hui célébré comme un chef-d’œuvre culte, il dévoile un Jagger crevant l’écran dans le rôle de Turner, une superstar rock blasée depuis que la gloire l’a désertée. Subjugués mais confus, les spectateurs se demandent si le chanteur et l’acteur ne feraient pas qu’un – à la vive satisfaction de Jagger qui fait sien ce nouveau masque, à porter si besoin et selon son humeur.

Arrivent les années 1970 et les Stones règnent sans partage sur le rock. Libres de tout engagement avec Klein (au prix des droits d’édition qu’ils ont dû lui céder), ils effectuent deux tournées très lucratives aux États-Unis et signent un contrat avec Atlantic Records. Quand le P-DG Ahmet Ertegun leur offre un label à gérer, Jagger comprend l’enjeu du projet. Et invite dans sa maison de Cheyne Walk un jeune étudiant en art qu’il emmène au Chelsea Emporium voisin, où l’on trouve toutes sortes de produits hindous. Avisant un tissu à l’effigie de la déesse Kali, Jagger s’attarde sur la bouche et les lèvres proéminentes de la divinité et suggère que ça pourrait donner un logo sympa. Initialement destiné à être imprimé sur du papier à lettres, le logo « sympa » deviendra l’un des plus lucratifs produits dérivés du groupe. En fait, le merchandising des Stones, axé sur cette seule image iconique, leur rapporte aujourd’hui plus d’argent que les concerts et tournées accueillant les stands où elle se vend en quantités industrielles.

L’hédonisme des années 1970 convient à Jagger. Marié en 1971 à Bianca avec qui il a une fille appelée Jade, il enchaîne les liaisons comme s’il était célibataire. Sa vie sociale est trépidante et il s’autorise des excès. Mais contrairement à Richards, il se défonce avec retenue et sait d’instinct quand et comment lever le pied.

Typiquement, il peut lui arriver de dîner en compagnie de vieux aristocrates « very british » (leur excentricité l’amuse tellement) avant de finir la soirée dans un studio d’enregistrement peuplé de parias ivres morts. Son cercle social s’élargit. En 1976, il est photographié dans les coulisses d’un concert des Stones en compagnie de la ­princesse Margaret, sœur extravagante de la reine Elizabeth. Ces ­fréquentations contrastent avec un autre événement rock : l’avènement des Sex Pistols, dont le « God Save the Queen », en 1977, n’augure pas d’une franche sympathie pour la monarchie. Pendant quelques saisons, les trublions punk daubent sur les Stones, selon eux « largués » – un terme que Jagger juge particulièrement injurieux –, mais comme ils ne sévissent qu’un an avant de se séparer, qui est vraiment largué en 1978 ? N’empêche que, à la fin de la décennie, la musique des Rolling Stones présente des symptômes de burn-out créatif. Des albums comme « Emotional Rescue » et « Undercover » sont indignes du groupe, dont la plupart des membres s’embourbent dans des ­problèmes de substances et d’alcool. Jagger planifie sa carrière solo. Le moment est propice : il est devenu sobre comme un chameau sous le regard attentif de sa nouvelle compagne, Jerry Hall, avec qui il fondera une famille nombreuse.

En quête d'immortalité

La sortie, en 1985, de son premier album solo, « She’s the Boss », marque le début des hostilités entre le chanteur et son vieil ami Keith Richards. Leur guerre ouverte provoquera la séparation du groupe pendant les trois années suivantes. Mais comme le deuxième effort solo de Jagger, « Primitive Cool », se vend aussi mal que son prédécesseur, le tandem, rabiboché en 1989, a un album sous le coude, « Steel Wheels », et une méga-tournée américaine dans les tuyaux. Jamais ils n’ont joué dans des salles aussi gigantesques (habituellement réservées au sport) et engrangé des recettes aussi mirifiques. Un plan d’action prend forme. Le groupe va continuer à enchaîner les tournées avec un répertoire essentiellement constitué de tubes. De temps à autre, ils enregistreront un disque, histoire de rappeler qu’ils ne s’emploient pas exclusivement à exploiter la fibre nostalgique de leur public. Reste un problème épineux : les nouvelles chansons ne tiennent pas la route, elles sont même risibles ­comparées aux classiques éprouvés.

À partir de 2003, ils se retrouvent parfois en studio afin d’y créer du neuf, mais repartent déçus par ce qu’ils ont enregistré. Un jour qu’ils tentent de réveiller leur créativité en gravant quelques-uns de leurs vieux blues favoris, le résultat est si bon qu’ils en tirent un opus sorti en 2016 : « Blue and Lonesome » est peut-être le meilleur album des Stones depuis « Exile on Main Str. », en 1972. C’est aussi l’ultime disque où Charlie Watts joue sur ­l’intégralité des titres, une manière d’adieux aussi élégants que le fut le défunt batteur.

En 2021, Mick Jagger mijote quelque chose. Confiné avec sa ­fiancée, Melanie Hamrick, et leur jeune fils, Deveraux, il décide de réunir une fois encore ses comparses pour enregistrer un album. Et décrète que le projet ne verra le jour que si chacun s’engage à l’avoir ­terminé à une date précise. Sûr de son fait, il baratine même Keith Richards avec ses histoires de deadline. « Ça n’arrivera jamais », tranche le guitariste. Pourtant, la date butoir, tombant le jour de la Saint-Valentin, a presque été respectée. Jagger a engagé un producteur, Andrew Watt, un minot dont il pourrait être le grand-père, et lui a dit de « botter le cul des Stones en ce qui concerne le son ».

De fait, « Hackney Diamonds » est un disque à la production ultramoderne de chansons portant la griffe classique des Stones. Les guitares sont massives et la batterie comme la basse frappent juste et fort. Une flopée d’invités prestigieux sont venus gratifier l’œuvrette de sa touche magique, mais les contributions de Paul McCartney, Elton John et Stevie Wonder se remarquent à peine ; seule Lady Gaga impressionne par sa maestria vocale sur « Sweet Sounds of Heaven ». À l’arrivée, « Hackney Diamonds » est le disque de Jagger. Il l’a initié et mené à bien. Il en a composé la plupart des chansons et chante dessus avec enthousiasme des paroles d’une rare ineptie. C’est d’ailleurs le hic de l’affaire : les textes de Jagger sont si creux et dénués de substance qu’ils confinent au néant. Et, bien sûr, ils ne révèlent rien de leur auteur ou de sa vie.

C’est peut-être délibéré. Ce serait du Jagger tout craché, un homme complexe doté d’une personnalité aux multiples facettes ; un type réservé qui chérit sa vie privée et répugne à se « livrer », comme on l’attend des célébrités. Qu’il ait refusé d’écrire son autobiographie est révélateur. Il a compris que se taire ajoutait à son mystère, et que le silence protégeait ses secrets tout en intensifiant la portée de sa légende pour une durée illimitée. Les journalistes en quête d’authenticité veulent percer à jour leur sujet en accédant au tréfonds de son âme, mais Jagger ne s’est jamais laissé démasquer. Pour citer Oscar Wilde : « L’homme est moins lui-même quand il est sincère, donnez lui un masque et il dira la vérité. » L’infatigable octogénaire Jagger approuverait.

Traduction Laurence Romance

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