Ce n’est pas l’amour de la gastronomie ou une passion pour la cuisine qui m’a poussé à travailler en restauration.
Ayant grandi dans le Far Est
de l'île, la haute gastronomie se résumait pour moi à de la lasagne et des brochettes de poulet. Chaque mardi rimait avec steak accompagné de haricots verts en conserve, et le mercredi, c'était côtelette de porc avec des haricots jaunes, question de faire changement. Pour les occasions spéciales, nous nous rendions au Vieux Duluth. Quel festin!
Mes week-ends, je les passais au casse-croûte de mon père sur l’avenue des Pins. À l’âge de 15 ans, avec mon peu d’expérience en cuisine, j’ai déniché mon premier emploi chez Giorgio, le fameux resto de pâtes, réputé surtout pour le fait de tamiser les lumières de la salle à manger à 19 h…
Après quelques années passées dans ce restaurant ainsi que dans d'autres établissements à l'est de la rue Viau, je me suis inscrit, sans véritable but ou direction précise, à l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec en cuisine d'établissement. Au départ, je visais un diplôme qui me permettrait, un jour ou l’autre, de décrocher un emploi stable dans une cafétéria d'hôpital ou, peut-être, de me joindre à une équipe de banquet dans une chaîne d'hôtels. Les grands rêves de gastronomie ne m’avaient pas effleuré l’esprit.
Comme pour la majeure partie de mon parcours scolaire jusque là, j’y allais à reculons. J’avais surtout de la difficulté avec le côté très protocolaire de cette institution. On attendait des étudiants qu’ils soient tirés à quatre épingles en tout temps. Chemise et cravate étaient de mise pendant les cours théoriques et on se devait d’être rasé de près et de porter la toque de chef en cuisine.
Je me souviens encore de ma première journée quand, après avoir enfilé ma tenue de cuisinier au vestiaire, je n’avais pas osé sortir dans le couloir tellement je me sentais ridicule.
Malgré tout, à la fin de ma deuxième session, le moment du stage est arrivé. Un de mes camarades de classe m'a recommandé Le Globe en me disant qu'il était très réputé. Lors de ma première soirée là-bas, j'ai vite réalisé que sa réputation était plus que méritée. À l’époque, les chefs étaient Dave McMillan et Fred Morin, qui ouvriraient, quelques années plus tard, le célèbre restaurant Joe Beef.
Des politiciens, des avocats, des gens d'affaires et même des acteurs et actrices de renom fréquentaient l'endroit. Helen Hunt, de la comédie de situation américaine Mad About You (très populaire dans les années 90) était dans la salle à manger lors de mon premier service, et étonnamment personne du staff ne semblait impressionné. Un véritable tourbillon pour mon esprit. J'avais déjà servi Patrick Normand au Giorgio, mais là, on était ailleurs.
Même si l’endroit était jet-set, la vraie vedette était la nourriture. Chaque plat était préparé avec soin et minutie, regorgeant d'ingrédients que je n'avais jamais goûtés, voire dont je n'avais jamais entendu parler. J'ai rapidement compris que je ne connaissais rien du tout.
À la fin de mon stage de dix jours, le chef m'a convoqué dans son bureau et m'a proposé de me joindre à l’équipe. Il m'a expliqué que si j'acceptais, je serais responsable de mon poste sans supervision. Lorsqu'il m'a demandé si je me sentais à la hauteur de la tâche, j'ai dû admettre que non et décliner l'offre. J’ai choké! À ce jour, c'est l'un de mes plus grands échecs.
Le deuxième round
Déterminé à prendre ma revanche, je suis retourné à l’ITHQ pour ma troisième session, m'imprégnant de livres, de vidéos (VHS à l'époque), d'articles de journaux. Je m’abreuvais de tout ce qui touche à la gastronomie pour parfaire ma formation, déterminé à tenter ma chance de nouveau.
Je dévorais des documentaires sur Ducasse et Bernard Pacaud avec la même ferveur que celle dont je faisais preuve avant, en tant que skater, en consommant des vidéos de Tony Hawk. Sauf qu’à la place de regarder des gars faire des ollies, je m’installais les samedis matin devant PBS pour écouter les conseils du grand chef Jacques Pépin. Je visionnais tout ce que je pouvais pour améliorer mes techniques culinaires.
Tout ce temps, j'avais un restaurant en tête : Le Méditerranéo, sur le boulevard Saint-Laurent. Cet établissement jouissait d'une reconnaissance nationale. En plus, il était situé juste en face du Globe, où mon orgueil avait pris une claque.
J'attendais patiemment ma chance. Il faut comprendre qu'en 2001, on ne trouvait pas les offres d’emploi sur le web, mais dans les journaux, où les employeurs publiaient leurs petites annonces les mercredis et les samedis. Le Journal de Montréal pour les restaurants plus familiaux et La Presse pour les établissements plus prestigieux.
Un jour, j'ai cru halluciner en tombant sur une offre d'emploi de garde-manger au fameux Méditerranéo. Ce genre de restaurant n'affichait habituellement pas d’offres d’emploi, même dans La Presse. Mon heure était venue!
Je me suis dépêché de faire imprimer mon CV. J'ai sorti ma meilleure (et unique) chemise blanche. Malheureusement, j'ai remarqué une tache de tabac jaune sur le tissu et j'ai été incapable de m'en débarrasser. N'ayant ni le temps ni l'argent pour acheter une nouvelle chemise, j'ai eu l'idée géniale de couvrir la tache avec un peu de correcteur liquide. En cuisine comme dans un garde-robe, il faut savoir se débrouiller avec les moyens du bord...
Deuxième problème : ma ceinture. Je n'en avais qu'une à l'époque et c’était une ceinture à clous. Que faire? Assumer la ceinture et aller déposer mon CV avec ma chemise rentrée dans mon pantalon ou la cacher en laissant ma chemise flotter? J'ai opté pour la première option.
Dès mon arrivée au restaurant, les deux chefs, Zach Suhl et Michel Ross, m'ont accueilli en m'expliquant que cet endroit était très exigeant et que les heures étaient longues. Je leur ai répondu, probablement sans trop de conviction, que je n'avais pas froid aux yeux.
J’ai vu leurs regards se diriger de manière quasi synchronisée vers la tache sur ma chemise et ma ceinture cloutée. J’ignore s'ils m’ont cru, mais ils m'ont donné ma chance. Je commençais le lendemain à midi. Je ne m’en doutais pas à l’époque, mais ce shift allait être le premier jour du reste de ma vie.
À mon arrivée, après une nuit de sommeil agité, j’ai découvert une véritable brigade en action. C'était impressionnant : une douzaine de cuisiniers et de cuisinières travaillaient avec ardeur, tous vêtus de chemises blanches impeccablement propres et sans tache camouflée avec du correcteur liquide.
C'était fascinant de voir à quel point ils savaient quoi faire sans poser une seule question aux chefs. La cuisine était comme une chorégraphie anarchique, en apparence sans structure. Pourtant, chaque pas était calculé dans une ambiance à la fois chaotique et quasi militaire. Essayez d’imaginer Anna Pavlova dansant aux Foufounes Électriques ou Baryshnikov traversant un champ de mines. Vous ne trouverez pas de meilleure comparaison.
La première partie du shift était la mise en place, où il fallait préparer et transformer les ingrédients. Au début, j’étais tellement nerveux que je me concentrais surtout à ne pas me couper un doigt. Mon stress a fini par s’évaporer face à la montagne de tâches à accomplir.
Épluchage, précuisson des légumes, préparation de sauces, de coulis et de vinaigrettes, filetage de poissons frais, très frais, découpe de viandes, nettoyage de calmars, de crevettes et d’autres crustacés : de midi à 18 heures, c'était comme une mini-usine de transformation. J’ai décortiqué et déveiné 10 kg de crevettes, m’attirant un compliment du chef. Je commençais à croire que toutes mes heures passées à visionner des films avaient servi à quelque chose.
Malgré la pression incroyable de préparer toute cette nourriture avant l'ouverture, c'était un moment étrangement zen, accompagné de musique. Le métal et le hip-hop étaient généralement les sons préférés. C'était aussi l'un des rares moments où l'on pouvait bavarder. Un bon cuisinier pouvait bavarder tout en travaillant, un moins bon s'arrêtait de travailler pour discuter.
Ma confiance est revenue juste à temps pour affronter la deuxième partie de ma journée : le service.
C’est le moment de vérité. J'ai déjà entendu un chef comparer le service à un concert de rock, la brigade de cuisine étant bien sûr la tête d'affiche de la soirée. De mon côté, j'assistais les garde-manger, ceux chargés des entrées froides et du dressage des desserts pendant le service du soir. La pâtissière préparait les desserts le matin, il ne nous restait plus qu'à les mettre dans l'assiette et à les décorer avec diverses garnitures et sauces.
On m’a assigné la tâche de dresser les assiettes pour l’entrée de calmars frits. J’en ai fait une véritable petite œuvre d’art à déguster, disposant les calmars sur un couscous placé à l’emporte-pièce, décorés avec une tapenade d’olive et une huile de persil. Je n’ai ensuite fait qu’une bouchée de la tâche de calciner les crèmes brûlées.
Je me sentais de plus en plus dans mon assiette.
Cette première journée fut longue, très longue. À la fin, à 1 heure du matin, je me suis rendu dans le bureau pour discuter avec les chefs Zach et Michel. J'étais nerveux, mais confiant. Tous les deux m'ont dit qu'ils étaient plus que satisfaits de ma performance et que je commençais à temps plein dès le lendemain. Dix dollars de l'heure, plus les pourboires. J’ai accepté sans hésitation… J’étais complètement épuisé, mais j’étais aux anges.
Quelques années plus tard, pendant une soirée bien arrosée, Zach m’a avoué que mon astuce du liquide correcteur était une des raisons pour lesquelles il m’avait embauché. Il m’a dit qu’une personne qui avait le guts de faire ça méritait sa chance.
J’ai fini par passer trois ans de ma vie à travailler dans quelques restaurants avec Zach et Michel. J’ai ensuite bourlingué dans différents établissements, allant du club privé fréquenté par des diplomates où j’étais sous les ordres d’un chef despote jusqu’au resto à déjeuner, où je pochais des œufs pour des clients lendemain de veille
.
Puis, j’ai atterri au Misto. Je suis devenu chef de cette institution de l’avenue du Mont-Royal qui a fini par servir de décor au roman Le Plongeur – porté ensuite au grand écran –, de mon ami Stéphane Larue, avec qui j’y ai travaillé. Ceux qui l’ont lu et/ou vu peuvent imaginer l’ambiance qui y régnait…
Parallèlement à ma carrière en cuisine, à partir de 2005, je me suis mis à enregistrer des capsules vidéo de recettes sur Internet pendant mes rares temps libres. Ça s’appelait L’Anarchie culinaire, un clin d'œil au chaos ordonné du milieu de la restauration dans lequel j’évoluais. Comme lors de mes débuts en cuisine, je n’avais aucune idée de ce dans quoi je m'embarquais, ni jusqu’où ça finirait par me mener.
Pendant ces deux décennies passées en restauration, aucune journée ne se ressemblait. On ne savait pas si ça allait être tranquille ou frénétique. On ne savait jamais ce qui allait se passer : la salle à manger serait-elle pleine? Certains clients ne se présenteraient-ils pas? L'ambiance serait-elle bonne? Les clients seraient-ils satisfaits? La trappe à graisse allait-elle déborder? La plonge aurait-elle de l’eau chaude? Une chose était sûre, si la soirée se passait bien, on trinquerait pour célébrer, et si elle était mauvaise, on boirait pour oublier.
Est-ce que ç’a toujours été plaisant? Non. Est-ce que j’ai commencé à fumer la cigarette juste pour avoir des pauses? Oui. Suis-je devenu limite alcoolique? Probablement. Est-ce que j’ai eu des remises en question sur mes choix de vie? Assurément. Mais la confiance et le savoir-faire que j’ai acquis ont façonné la personne que je suis aujourd'hui.
Et quand on m’invite à l’ITHQ pour des événements, je porte toujours la cravate et des chemises sans taches.
Illustration d'entête par Sophie Leclerc à partir d'une photo de Ariane Labrèche
Bob le Chef - Le quart de travail qui a changé ma vie | Arts - Radio-Canada.ca
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