À Trois-Rivières, en 1931, Rose Lemay se consacre essentiellement aux bonnes oeuvres et à la lecture. Elle en a le temps et les moyens. Indépendante de fortune, elle vit seule dans sa vaste demeure, cela, en dépit du fait qu’elle est techniquement mariée. Dix ans plus tôt, son mari, Paul-Émile, s’en est allé aux États-Unis avec une autre femme, avec qui il a eu trois filles. Et le voici de retour… Par devoir, Rose le recevra. Avant longtemps, l’époux et sa progéniture éliront domicile chez elle, à son invitation. Tendue, cette cohabitation est prétexte, dans le film Une femme respectable, de Bernard Émond, à un fascinant portrait auquel Hélène Florent prête ses traits, son talent et son âme.
Ce beau personnage complexe fut imaginé par Luigi Pirandello, dans sa nouvelle Toute une vie, le coeur en peine.
Tout du long, Rose est tiraillée entre ledit sens du devoir qui l’habite, époque et foi catholique obligent, et ses désirs souvent contradictoires… et pas toujours nobles. Certes, Rose mène une existence exemplaire, mais derrière cette façade irréprochable, elle est humaine.
En entrevue la semaine dernière, le cinéaste résumait : « [Rose] veut tellement de choses contradictoires. Elle veut ravoir son mari, elle veut se venger, elle l’aime encore, elle veut ses filles, elle veut coucher avec lui, mais elle sait très bien que, si elle fait ça, elle est faite… »
De nouveau ce mot : « contradictoires ». C’est ce qui caractérise la protagoniste et la rend si captivante.
Dans le rôle-titre, Hélène Florent est d’une retenue hyperexpressive, en un paradoxe de circonstance (qui n’est pas sans rappeler son cri muet dans Café de Flore, du regretté Jean-Marc Vallée). Du grand art.
Rapports de pouvoir
La relation entre Rose et son mari s’avère tout spécialement prenante. De fait, une fois réunis sous le même toit, mais dans des quartiers de la maison séparés, Rose et Paul-Émile se livrent à une espèce de jeu du chat et de la souris où chacun entend être le chat, si l’on veut.
Car Rose est chez elle. Il s’agit de sa maison. Elle gâte les filles de Paul-Émile et leur paie des études au couvent voisin avec son argent. La pourvoyeuse, c’est elle : Paul-Émile ne veille qu’à ses propres dépenses, à la demande expresse de Rose, qui dicte les règles.
On l’aura compris, le rapport de pouvoir dit « traditionnel » s’en trouve inversé.
À cet égard, le personnage de Paul-Émile, qu’incarne un Martin Dubreuil épatant, se révèle lui aussi pétri de contradictions. Manipulateur et opportuniste, il n’en est pas moins un père dévoué. Emménager avec ses filles chez cette épouse qu’il a jadis désertée, c’était ce qu’il voulait. Sauf qu’il doit se rendre à l’évidence : il n’a aucun ascendant sur Rose.
Rose qui tente de le contrôler, de le « posséder », comme elle possède tout le reste… Par exemple, elle refuse de coucher avec lui, ce qui est son droit le plus strict quoi qu’en dise alors l’Église, mais elle l’empêche également « d’aller voir ailleurs », sabotant son flirt avec une autre femme.
Pour imposer sa volonté, Rose n’hésite pas à intimider en usant de l’influence que lui confère son statut social. En l’occurrence, l’un des aspects les plus intéressants du film réside dans son exploration du thème des classes, Rose étant issue d’un milieu bourgeois et Paul-Émile, de la classe ouvrière.
Bref, entre ces deux-là, le statu quo pourra-t-il durer ? En réalité, Rose connaît d’avance la réponse. Même que, dès le début, lorsque monsieur le curé (Paul Savoie, hors clichés) et monsieur le notaire (Normand Canac-Marquis, parfait) lui apprennent que Paul-Émile veut la revoir, Rose leur prédit très exactement ce qui surviendra par la suite. Pour autant, cette sagacité ne l’empêche pas d’être troublée, voire anéantie, par les événements subséquents.
Exquis sur le plan formel, Une femme respectable est peut-être le plus abouti des films de Bernard Émond, visuellement parlant. Ce n’est pas peu dire.
Le réalisateur de La femme qui boit et de La neuvaine s’est entouré d’une équipe hors pair : Nicolas Canniccioni à la direction photo, Caroline Adler à la direction artistique et Sophie Lefebvre à la conception des costumes, notamment.
Il se dégage du film, lorsque l’action se confine dans cette maison toute de sombres boiseries, un côté gothique à la Henry James. Avec l’hiver blanc pour toile de fond, son chapeau de fourrure noir sur la tête et son manteau assorti découpant sa longue silhouette digne, Rose paraît tout droit sortie d’une peinture de Jean Paul Lemieux. À l’instar du film, c’est absolument magnifique.
À voir en vidéo
«Une femme respectable»: Tiraillée entre désir et devoir - Le Devoir
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