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Sunday, April 9, 2023

Un café avec… Rokhaya Diallo | Celle qui n'est pas restée à sa place - La Presse

Journaliste, réalisatrice et autrice française, Rokhaya Diallo est une rock star médiatique en France, bien connue pour ses engagements féministes et antiracistes. Notre chroniqueuse Rima Elkouri l’a rencontrée à l’occasion de son passage à Montréal pour une série de conférences.

Quiconque a déjà vu Rokhaya Diallo prendre la parole sur un plateau de télévision français sait qu’elle n’a pas la langue dans sa poche. Cette journaliste brillante et courageuse, capable de donner la réplique avec aplomb à un Éric Zemmour ou à un Mathieu Bock-Côté, est unique en son genre dans le paysage médiatique français.

À la regarder débattre avec tant d’aisance, j’imaginais que la Rokhaya plus jeune devait forcément être le genre d’élève aimant prendre la parole devant toute la classe et contredire le professeur.

Pas du tout ! me dit en riant la journaliste de 44 ans.

Adolescente, elle était plutôt le genre d’élève studieuse, sage et discrète. « Il y a énormément de profs qui n’ont jamais entendu le son de ma voix ! »

En faisant du rangement chez sa mère, Rokhaya Diallo a retrouvé récemment un vieux cahier d’école avec un mot de la prof de maths de ses 14 ans qui l’a fait sourire. « Je souhaite beaucoup de réussite et moins de timidité à une élève très (trop) tranquille. »

Rien ne semblait donc prédestiner cette élève « trop » tranquille, fille d’ouvriers immigrés du Sénégal, élevée dans un quartier populaire de Paris, à une carrière médiatique pas tranquille du tout qui l’a souvent menée en terrain miné et lui a valu son lot d’injures et de cyberharcèlement.

Rokhaya Diallo n’est pas à la place où sa naissance aurait dû la conduire. Et pourtant, elle se sent (et on la sent aussi) plus que jamais à sa place. « Parfois, la vie, pour diverses raisons, nous porte à des endroits où la sociologie ne nous aurait pas forcément imaginés ou projetés. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Rokhaya Diallo

Ce n’est pas elle qui a choisi le journalisme, mais le journalisme qui l’a choisie, écrit-elle dans Ne reste pas à ta place ! (Marabout, 2019), un livre où elle raconte son parcours tout aussi atypique qu’inspirant.

Après des études en droit international et européen, un diplôme en commerce et une maîtrise en marketing et distribution dans l’industrie audiovisuelle qui l’amène à travailler chez Disney Télévision France, Rokhaya Diallo a fini par s’imposer dans le paysage médiatique français, là où personne ne l’attendait.

Ce qui l’a poussée à prendre la parole, c’est une envie de dire des choses qui n’étaient presque jamais dites sur des sujets relatifs à la justice sociale, tels que le racisme systémique ou le féminisme intersectionnel.

Je suis fière d’avoir imposé des sujets dans l’espace public mainstream et d’avoir fait écho à des idées qui n’avaient pas forcément leur place.

Rokhaya Diallo

Fière surtout d’être parvenue à pérenniser une parole qui était inaudible. « D’autres ont essayé avant moi et ont souvent été balayées par la violence du racisme et du sexisme », ajoute-t-elle, en précisant qu’il ne s’agit pas d’une fierté individuelle. « Je sais que d’autres, notamment plus jeunes, vont continuer à prendre la place, vont intervenir, vont continuer à donner la réplique. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Rokhaya Diallo

Près de 15 ans après son arrivée dans les médias, comment fait-elle pour continuer dans un contexte où les femmes journalistes et les politiciennes, a fortiori si elles sont racisées, sont plus que jamais la cible de cyberviolences et que certaines s’effacent en se demandant si ça vaut le coût⁠1 ?

« C’est très coûteux », observe Rokhaya Diallo, qui a consacré un documentaire à la question en 2014 (Les réseaux de la haine) après avoir reçu un tweet d’appel public au viol pour la punir de ses prises de parole.

Quand on s’en prend à une femme ou à une femme racisée, c’est aussi un message qu’on envoie aux autres. Un message de dissuasion pour dire : attention, si vous prenez la parole, c’est ce qui va vous arriver.

Rokhaya Diallo

Ce qui lui donne la force de ne pas se taire malgré l’extrême violence qui la guette parfois, c’est surtout le fait d’avoir des soupapes lui permettant de sortir du bain médiatique et de prendre du recul. « Pour moi, l’écriture, la création documentaire et le voyage, ça crée un équilibre. »

Alors qu’on lui demande souvent conseil pour savoir comment s’exprimer sereinement en public, elle a décidé de mettre sur pied W.O.R.D., une école de formation à la prise de parole. Une manière pour elle de transmettre ce qu’elle a appris sur le tas à des personnes qui ont envie de défendre des idées sur la place publique, mais ne se sentent pas suffisamment outillées pour le faire.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Rokhaya Diallo

« L’important, ce n’est pas tant d’accéder à l’espace public, mais de faire quelque chose de cet accès. C’est bien d’ouvrir la porte et de parvenir à entrer. Mais je pense qu’il faut la maintenir ouverte pour que d’autres prennent la suite. »

Bien que Rokhaya Diallo ne soit membre d’aucune organisation, il arrive qu’on la qualifie de « militante » pour la discréditer. Si le mot n’a rien de péjoratif en soi, elle note que son usage pour disqualifier certaines prises de parole est à géométrie variable.

« Moi, je n’ai jamais entendu personne qualifier Mathieu Bock-Côté de militant. Et même Éric Zemmour, qui aujourd’hui est un personnage politique, personne ne dit qu’il est militant… Quand les biais sont à droite ou à l’extrême droite, on ne va pas qualifier ce travail d’orienté et de militant alors qu’il l’est », dit-elle en qualifiant CNEWS, où travaille le chroniqueur québécois, de chaîne d’extrême droite.

Lorsqu’elle regarde l’évolution du débat politique en France en ce qui concerne les questions de justice sociale, elle voit à la fois des signes de progrès et des signes de ressac. « Ces questions sont devenues des sujets de débat légitimes. Et en même temps, les conséquences de cette visibilité sont vraiment dramatiques », dit-elle, en faisant allusion à la montée de l’extrême droite en France.

Paradoxalement, alors que l’extrême droite, en maquillant ce qu’elle est, est parvenue à obtenir une incarnation politique bien réelle en France avec le Rassemblement National (RN) de Marine Le Pen et ses 88 députés, on s’inquiète bien davantage du « wokisme » – un concept qui pour Rokhaya Diallo ne veut rien dire.

Ce que je trouve paradoxal, c’est qu’on passe beaucoup de temps à critiquer des gens qui n’ont pas de pouvoir.

Rokhaya Diallo

Ces critiques se fondent souvent sur une fausse équivalence selon laquelle il faudrait critiquer de façon égale « les deux extrêmes », à gauche comme à droite, sans égard à la portée de leurs projets politiques respectifs.

Cela témoigne d’une incompréhension du spectre politique, souligne Rokhaya Diallo.

« Il n’y a aucun rapport entre l’extrême gauche et l’extrême droite ! L’extrême droite a tué le rugbyman Federico Martin Aramburu, à Paris l’année dernière⁠2. L’extrême droite, c’est Génération identitaire : des gens qui vont essayer physiquement d’arrêter des migrants dans les Alpes ! C’est un projet identitaire de France blanche. »

Ce qui n’a rien de rassurant.

Questionnaire sans filtre 

Le café et moi : Je ne bois pas de café du tout. Je n’aime pas le goût. Je suis très chocolat chaud !

Une lecture marquante pour moi : Le livre L’étau d’Aminata Dramane Traoré, psychosociologue et ancienne ministre de la Culture du Mali. J’avais 20 ans quand je l’ai lu. Pour moi, cela a vraiment été un tournant dans ma compréhension des rapports géopolitiques entre la France et ses anciennes colonies et ma manière de voir les choses.

Un film que j’aime beaucoup : Le tombeau des lucioles d’Isao Takahata. C’est un film d’animation sorti en 1988 qui est d’une extrême beauté et d’une extrême tristesse. Ça se passe juste après la Seconde Guerre mondiale. C’est l’histoire de deux enfants après la défaite du Japon qui sont dans un monde japonais post-guerre et qui errent dans la misère.

Une phrase que je trouve inspirante : J’adore cette phrase d’Angela Davis que j’ai mise dans l’exergue de mon livre Ne reste pas à ta place ! : « Les murs renversés deviennent des ponts ».

Qui est Rokhaya Diallo ?

  • Née à Paris en 1978
  • Éditorialiste pour le Washington Post
  • Chercheuse au Centre de recherches « Gender+Justice Initiative » de l’Université de Georgetown (Washington)
  • Enseigne les études culturelles à Paris 1 – Sorbonne
  • Autrice d’une dizaine de livres et de bandes dessinées
  • Cocréatrice de Kiffe ta race, première émission balado francophone consacrée aux questions raciales

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