J’écoutais Harvest, sublime album de Neil Young, mercredi soir, et la musique s’est arrêtée net. Young venait de mettre à exécution sa menace de retirer ses chansons de la plateforme numérique Spotify, qu’il accuse de désinformer ses abonnés sur la COVID-19 par l’entremise de la très populaire émission balado de Joe Rogan.
« Ils peuvent avoir Joe Rogan ou Neil Young. Pas les deux », a-t-il écrit à son étiquette de disques Warner Brothers, lundi.
Spotify a choisi son camp. « Nous regrettons sa décision et espérons le revoir bientôt », a déclaré mercredi le service de diffusion en continu dans un communiqué. Tard mercredi soir, tous les albums de Neil Young avaient disparu de Spotify… mais pas les chansons qui se retrouvent sur des compilations et des bandes originales de films.
La décision d’affaires n'est pas du tout étonnante. Spotify a payé 100 millions en 2020 pour héberger The Joe Rogan Experience, devenu la balado la plus populaire de la plateforme l’an dernier, avec quelque 200 millions de téléchargements par mois.
Beaucoup (j’en suis) estiment néanmoins que la multinationale suédoise a misé sur le mauvais cheval. Et que sa réputation sera irrémédiablement ternie auprès de bien des amateurs de musique. Spotify aurait tort de sous-estimer, à moyen terme, les effets d’une réputation entachée. Même si son modèle d’affaires se tourne vers la baladodiffusion.
Joe Rogan, dont l’entreprise a pris le parti, n’en est pas à sa première controverse. Dénoncé par des groupes féministes pour sa « masculinité toxique », l’animateur, particulièrement populaire auprès du jeune-homme-en-colère, fait la promotion dans son émission balado de l’ivermectine (un remède de cheval, ni plus ni moins) pour combattre la COVID-19.
Spotify, semble-t-il, n’en a cure, comme semble confirmer sa décision à courte vue de laisser partir le légendaire auteur-compositeur-interprète. Les artistes, de toute manière, n’ont jamais paru être au cœur de ses préoccupations (ils touchent pour la plupart des grenailles en contrepartie de l’écoute en ligne de leurs chansons).
Neil Young, 76 ans, n’est pas Drake – le champion toutes catégories du streaming – et entre les deux Torontois d’origine, Spotify sait où se trouve son profit.
C’est en prenant connaissance d’une lettre ouverte de plus de 200 médecins et experts de la santé dénonçant la désinformation sur la balado de Joe Rogan, début janvier, que Young a décidé de se dissocier de la plateforme.
À la fin de décembre, Rogan a interviewé le Dr Robert Malone, un expert des maladies infectieuses devenu récemment une idole des antivax. Le Dr Malone prétend, sans assises factuelles ni scientifiques, que les vaccins ARN messager contre la COVID-19 sont néfastes pour les mineurs et que le tiers de la population américaine aurait été convaincue par une hypnose collective de l’efficacité des vaccins par les médias et les dirigeants politiques, qu’il compare à ceux de l’Allemagne nazie. Rien de moins.
Les propos de Malone lui ont valu d’être banni de Twitter. Ce qui n’a pas empêché Joe Rogan, un ex-comédien – tout comme Anne Casabonne et Lucie Laurier, qui relaie elle aussi les mensonges du Dr Malone sur Twitter –, de l’inviter à son émission et de défendre ses propos erronés devant d’autres spécialistes, venus le contredire, études à l’appui.
L’animateur de Radio X à Québec Jeff Fillion s’est appuyé sur les fausses déclarations du Dr Malone chez Joe Rogan cette semaine pour déclarer en ondes que le vaccin contre la COVID-19 est inefficace et que « plus il y a de vaccins, plus il y a un problème »…
« J’ai réalisé que je ne pouvais pas continuer à soutenir la désinformation potentiellement mortelle de Spotify pour les gens qui aiment la musique », a déclaré Neil Young sur son site web, mercredi. « Des mensonges sont vendus pour de l’argent », a ajouté Young, qui a lui-même survécu enfant à la poliomyélite, qu’il a contractée peu avant qu’un vaccin soit mis au point pour ce virus.
L’auteur d’Ohio a raison de s’inquiéter que les abonnés de The Joe Rogan Experience, qui ont en moyenne 24 ans, puissent « basculer du mauvais côté de la vérité ». Les sources de désinformation pullulent et leur influence est de plus en plus grande auprès de jeunes gens. On en a eu un autre exemple cette semaine, lorsque la populaire influenceuse québécoise Élisabeth Rioux a relayé sur son compte Instagram des théories du complot à propos de la manifestation des camionneurs opposés à l’obligation vaccinale.
« Ces jeunes pensent que Spotify ne présenterait jamais d’informations grossièrement non factuelles, croit Neil Young. Ils ont malheureusement tort. »
Young attribue à Spotify, où il comptait six millions d’auditeurs mensuels, 60 % de l’écoute en ligne de sa musique à l’échelle mondiale. Il a les moyens de ses principes.
Peu d’artistes peuvent se permettre de bouder ainsi le géant du streaming et il sera intéressant de voir si d’autres légendes de la musique emboîteront le pas à Young, qui semble pour l’instant faire cavalier seul.
Je ne cacherai pas que je trouvais bien pratique, depuis une dizaine d’années, d’avoir accès aussi facilement à une discothèque aussi vaste. La multinationale devra se passer de mes 18,38 $ par mois (le coût de l’abonnement familial). Je me suis désabonné de Spotify jeudi.
Je sais bien que mes maigres 18,38 $ ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan de revenus du milliardaire Daniel Ek, président et cofondateur de Spotify. « Doesn’t mean that much to me to mean that much to you », me répondrait-il, s’il était Neil Young.
Le geste est avant tout symbolique. C’est pour moi une question de principes. Des principes qui semblent cruellement faire défaut à Daniel Ek. Je ne dois pas être le seul à avoir eu ce réflexe. Lorsque j’ai voulu me désabonner du service, on m’a averti qu’il y avait beaucoup de clients en ligne et qu’on ne pouvait me garantir un service rapide. Tu m’étonnes, comme on dit à Stockholm.
« Pour commencer, pourquoi voulez-vous annuler votre compte Premium ? m’a-t-on demandé.
— Parce que Neil Young a raison et Joe Rogan a tort. »
Fin de la discussion virtuelle. Le robot n’avait pas d’autres questions pour moi. Il se foutait éperdument de ce que je pense de Neil Young et de Joe Rogan. Daniel Ek, lui, se fout-il de ce que tout le monde pense de Spotify ?
Miser sur le mauvais cheval | La Presse - La Presse
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