Avec de grandes préoccupations par rapport à l’environnement et aux droits civiques de la communauté noire, l’album What’s Going On aurait pu sortir en 2021. Pour souligner le 50e anniversaire de l’album culte de Marvin Gaye, nous avons eu la chance de parler à son biographe David Ritz et au tromboniste montréalais Modibo Keita, qui interprétera l’œuvre phare de Gaye dimanche soir à l’invitation du Festival de jazz. Pour l’occasion, il sera accompagné d’une vingtaine de chanteurs et musiciens.
David Ritz était un grand ami de Marvin Gaye. On lui doit la biographie Divided Soul : The Life of Marvin Gaye, parue en 1985, un an à peine après la mort tragique à seulement 44 ans de la légende de la musique pop, tuée par son père après une violente dispute.
Leur première rencontre a eu lieu à Los Angeles dans le studio de Gaye. Ce dernier préparait son album inspiré par son divorce, Here My Dear (paru en 1978). « J’avais écrit un livre sur Ray Charles et il a manifesté l’intérêt que je prépare un livre sur sa vie. C’est comme ça que nous sommes devenus des amis et des collaborateurs », raconte David Ritz, qui a aussi connu de près Etta James, Buddy Guy, B.B. King, Aretha Franklin et Smokey Robinson en écrivant des livres à leur sujet.
Marvin Gaye était une star du soul – et une vache à lait – de l’écurie Motown, rappelle-t-il. What’s Going On est sorti en 1971, alors que le producteur Berry Gordy avait décidé que sa mythique maison de disques quittait son nid, à Detroit, pour la capitale du divertissement, à Los Angeles, notamment en raison du succès des Jackson Five.
C’est un album qui sonne comme Detroit et comme l’Amérique urbaine. Et c’est le dernier album que Marvin Gaye a fait à Detroit.
David Ritz, ami et biographe de Marvin Gaye
Ce n’est pas un album lisse, ni musicalement ni socialement, renchérit l’auteur. « Gordy était conservateur et il voulait préserver l’image de Marvin. Celle d’un homme bien aimé, beau et populaire, qui fait des duos avec Tammi Terrell. »
« L’idée de faire un statement politique était un trop grand risque à prendre pour Gordy, poursuit David Ritz. Mais quand l’extrait What’s Going On est sorti, alors que l’album n’était même pas terminé, il a eu un tel succès que Gordy a changé d’idée. »
C’est sorti exactement au bon moment avec tout ce qui se passait culturellement aux États-Unis.
David Ritz, biographe de Marvin Gaye
Le concept de l’album, rappelle David Ritz, est que Marvin Gaye s’est mis dans la peau de son frère, qui rentrait de la guerre du Viêtnam. Nous étions au début de la décennie 1970 et c’était le chaos.
« L’album commence dans un party et se termine dans une église […] Marvin nous transporte dans la tête d’un toxicomane sur Flyin’ High (in The Friendly Sky), traite d’environnement sur Mercy Mercy Me (The Ecology) et de brutalité policière sur Inner City Blues (Make Me Wanna Holler). »
« Il a tapé dans le mille de grands sujets d’actualité de l’époque, qui le sont toujours aujourd’hui, 50 ans plus tard, expose David Ritz. Les choses sont peut-être même encore pires. C’est comme si l’album avait pu être enregistré hier… »
Non seulement l’album a un sens profond, souligne David Ritz, mais Marvin Gaye a aussi assuré les harmonies vocales au lieu d’engager des choristes. « Cela crée un effet de miroir et de contrepointe vocale. C’est plaisant pour les oreilles, mais cela sous-entend implicitement que différents Marvin Gaye conversaient ensemble. »
« Avant sa mort digne d’une tragédie grecque, Marvin n’a jamais été capable d’harmoniser les différentes facettes de lui-même. Il avait des voix dissonantes et conflictuelles en lui […]. Mais sur What’s Going On, il parlait avec son cœur. »
Il faut savoir que Marvin Gaye vivait une grande dépression dans le cycle de création de What’s Going On, souligne David Ritz. Tammi Terrell venait de mourir, et il se remettait du succès monstre de I Heard It Through the Grapevine.
« C’est comme s’il savait qu’il fallait revenir aux bases blues pour s’en sortir… L’art lui a permis de ne pas devenir fou. C’est pourquoi What’s Going On est un album si profond […]. C’est aussi un album chrétien et gospel, notamment sur la chanson God Is Love où il est question d’espoir et de salut. »
Malgré tout, « c’est un album qui rend heureux », fait valoir David Ritz. Pourquoi ? Pour son groove puissant et irrésistible.
Ritz souligne par ailleurs que Dr. Dre produit un film sur la vie de Marvin Gaye.
L’esprit de Marvin Gaye au Festival de jazz
Pour sa part, Modibo Keita n’a jamais connu Marvin Gaye. Mais le tromboniste montréalais a grandi en écoutant la musique des Funk Brothers. « Ce fut très important dans mon cheminement. Surtout après avoir vu le documentaire Standing In The Shadows of Motown. »
Quiconque a visité le musée Motown à Detroit (nous avons eu cette chance) sait que les Funk Brothers comptent plus de numéros 1 que les Beatles, les Rolling Stones, les Beach Boys et Elvis réunis… C’était le groupe maison de Motown, qui a révélé au monde tant de légendes de la musique.
« Contrairement à beaucoup de chanteurs de Motown, sauf Stevie Wonder, Marvin Gaye avait une vision artistique très forte. Il avait plus de contrôle », souligne Modibo Keita.
Carte blanche
Modibo Keita joue du trombone depuis qu’il a l’âge de 13 ans, alors qu’il étudiait à l’école secondaire Saint-Luc dans Notre-Dame-de-Grâce. Quand il était très jeune, les collectifs Nomadic Massive et Kalmunity l’ont pris sous leur aile.
Quand les programmateurs du Festival international de jazz de Montréal (FIJM) Laurent Saulnier et Maurin Auxéméry ont contacté Modibo Keita pour rendre hommage à Marvin Gaye pour le 50e anniversaire de What’s Going On, ils lui ont dit : « Fais ce que tu veux. »
« C’est un spectacle que j’ai conçu de A à Z. J’ai réécrit tous les arrangements pour un orchestre de 12 musiciens […]. Dans ma carrière, j’ai rarement dirigé et joué dans un concert. Ce sera un grand défi », raconte Modibo Keita, que l’on retrouve pratiquement chaque année au Festival de jazz.
« Il y aura 12 musiciens sur scène et des invités pour chacune des chansons », annonce-t-il (voir tous les noms ci-dessous).
Peu de références
Modibo Keita rappelle qu’il n’y a eu pratiquement qu’un spectacle de Marvin Gaye qui a découlé de l’album. Celui qu’il a donné en 1972 au Kennedy Center de Washington. « C’est la seule performance qu’on peut trouver de l’album. »
Modibo veut faire connaître Marvin Gaye à toute personne qui ne le connaît pas… « Son héritage est tellement grand. Pour sa musique, mais aussi pour le rôle que peut avoir un artiste. »
« Pour moi, c’était important dans le spectacle d’avoir un contexte. » C’est pourquoi Modibo se permettra dimanche de s’écarter de What’s Going On pour présenter une pièce de spoken word écrite et interprétée par le grand poète montréalais Jason Blackbird Selman. Ce dernier rappellera le contexte de la sortie de l’album. Du soldat qui rentre du Viêtnam et qui se désole de tous les problèmes qui affligent la société.
« Pour moi, ce passage est super important dans le spectacle. Peut-être plus que le reste. »
Est-ce que Marvin Gaye serait découragé de voir que les injustices envers la communauté noire sont toujours d’actualité en 2021 ? On ne le saura jamais.
Mais même à Montréal, Modibo Keita trouve cela parfois difficile de faire sa place comme artiste noir. Il se fait toutefois philosophe…
Toute la musique de la tradition noire est un résultat des circonstances sociohistoriques. La musique documente ce qui se passe autour de nous.
Modibo Keita
Quoi qu’il en soit, il se réjouit de la carte blanche que lui offre le FIJM. Modibo a saisi l’occasion de réunir des musiciens des scènes jazz et gospel de plusieurs générations. « Je voulais recréer une photo musicale de la communauté musicale noire de Montréal. »
De New York, on recevra la visite de Jonathan Hoard. Parmi les autres chanteurs invités, on trouvera le rappeur Zach Zoya, l’autrice-compositrice-interprète Hanorah et le chanteur soul Clerel, sans compter la mentore de Modibo Keita, Malika Tirolien.
Avant de nommer tous les musiciens qui l’accompagneront sur scène, rappelons cette phrase qui sert de titre à l’album dont on célèbre le 50e anniversaire en 2021.
« Que se passe-t-il ? »
Le mieux, espérons-le.
Dimanche sur la scène du Parterre symphonique de la place des Festivals. Gratuit, réservation requise.
Musiciens : Pamela Denis – voix, Chanda Holmes – voix, Rémi Cormier – trompette, Tara Kannangara –trompette, Nebyu Yohannes – trombone, Modibo Keita – trombone, Alex Colas-Jeffery – saxophone, Tariq Amery – saxophone, Gordon Zamor – piano, Greg Clergé – guitare, Dave François – basse, Harvey Bien-Aimée – batterie.
Chanteurs invités : Zach Zoya, Hanorah, Clerel, Malika Tirolien, Jonathan Hoard (aussi connu sous le nom de J. Hoard), Freddie James
Consultez la page du spectacleMarvin Gaye | Que se passe-t-il… 50 ans plus tard ? - La Presse
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