Quand j’étais enfant et que ça se chamaillait dans la ruelle, je rentrais chez nous et j’ouvrais un livre, en attendant que ça passe. Ma mère, qui trouvait ça très drôle comme attitude, n’arrête pas de me le rappeler.
J’évite les conflits, non parce que j’en ai peur, mais parce qu’ils m’ennuient profondément. J’aime débattre, mais je me fatigue vite, car je finis toujours par me voir m’agiter, affirmer des choses avec un sérieux que je n’avais pas une heure avant, alors qu’au fond, je préférerais être ailleurs. À la campagne, par exemple, où j’aspire maladroitement à la voie du milieu du Tao.
Parlant de débats, je trouve ces temps-ci que la posture de supériorité morale n’est plus du côté de la gauche à qui on n’a jamais cessé de faire ce reproche de toute façon. Elle loge plutôt au « centre », où j’ai toujours essayé de me cacher (avec un bon livre), en attendant que ça passe. Tout le monde se dit de centre aujourd’hui et condamne les extrêmes, c’est devenu une étrange passion collective, comme si on devenait fier d’être beige, en attendant les chemises brunes. Le philosophe Alain Deneault parle même d’extrême centre dans un de ses livres.
« Il y a du bon monde des deux côtés », a dit Trump, quand un cinglé néonazi a roulé avec son char sur des militants antiracistes à Charlottesville, causant des blessés et la mort d’une manifestante. La part de responsabilité de ces militants dans ce bordel ? Avoir manifesté contre des suprémacistes blancs qui s’étaient réunis pour protéger des symboles confédérés. Une sorte de prélude à l’assaut du Capitole, alimenté entre autres par Fox News qui doit maintenant payer 787,5 millions de dollars pour ses mensonges, afin de s’éviter un procès. Pendant qu’on apprenait ça, Elon Musk voulait mettre dans le même panier sur Twitter les médias publics et les médias sous la coupe de régimes autoritaires.
Ce qui a choqué à l’époque était que le président mettait sur un pied d’égalité les suprémacistes et ceux qui les combattaient. Car depuis quand le néonazisme est-il devenu une « opinion comme les autres » et depuis quand ça risque d’être pire si on ne le laisse pas s’exprimer ? Je n’ai tout de même pas passé ma vie à lire sur l’Holocauste et le fascisme pour accepter cet argument. On ne dialogue pas avec le fascisme, on le combat, il y a eu des millions de morts pour qu’on prenne conscience de ça.
Et là, je tombe sur une vidéo Instagram d’un gars qui démolit un comptoir de bières dans une épicerie parce qu’une marque a fait affaire dans sa publicité avec une transgenre. Dans une autre vidéo, un homme croit dur comme fer qu’il y a des élèves qui ont le cerveau tellement lavé par les wokes qu’ils s’identifient maintenant comme chats et veulent des litières dans les toilettes, une fausse nouvelle qui a circulé récemment.
Dire qu’on n’a même pas encore vu les ravages de l’intelligence artificielle.
On essaie de faire passer des idées intolérantes pour « des opinions » et des préjugés pour des « points de vue ». Pourquoi une personne noire devrait-elle accepter d’aller débattre avec un Blanc qui nie l’existence du racisme, alors qu’on commence à en parler ?
Personnellement, je refuserais d’aller discuter avec quelqu’un qui croit que les femmes n’ont pas le droit de décider pour leur corps en matière de procréation, de peur de lui mettre mon poing sur la gueule avant même qu’il s’ouvre la trappe.
Non seulement ça lui donnerait du temps d’antenne, mais ça en ferait en plus une victime. Il existe des choses sur lesquelles il ne faut faire aucune concession si on tient un tant soit peu aux droits que nous avons collectivement établis.
J’ai d’ailleurs été rassurée de voir tous les partis à l’Assemblée nationale appuyer une motion pour dénoncer l’intimidation dont ont été victimes les drag-queens. Voilà la beauté de la démocratie : personne n’oblige les enfants à écouter des lectures de contes par des drags, mais personne n’a le droit non plus de harceler ceux qui le font.
C’est la marque des temps troubles, quand même ceux qui se croient neutres perdent assez leurs repères pour défendre l’indéfendable.
Je m’éloigne donc un peu, et j’ouvre un livre : L’Amérique, recueil de chroniques de Joan Didion, qui cite le poète Yeats en exergue :
« Tournoyant et tournoyant en son cercle toujours plus large
Le faucon n’entend pas le fauconnier ;
Tout se disloque ; le centre ne tient plus ;
L’anarchie pure et simple déferle sur le monde,
La vague obscurcie de sang déferle, et partout
Se noie la cérémonie de l’innocence ;
Les meilleurs perdent toute conviction, et les pires
Sont remplis des ardeurs de la passion. »
Je retiens « tout se disloque ; le centre ne tient plus » qui me glace le sang. C’est exactement le sentiment qui m’habite par moments : on ne pourra plus se cacher dans un centre qui se disloque sous la pression, il faudra choisir son camp, et ça se décidera dans notre capacité à respecter la dignité humaine ou pas.
Tout le monde a son centre, une solidité personnelle et intérieure qui donne la force de se lever le matin. J’ai envie de vous demander : qu’est-ce qui vous empêche de vous disloquer par les temps qui courent trop vite ?
Le centre ne tiendra pas | La Presse - La Presse
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