Lancez-moi des roches si vous voulez, mais le numéro de Mike Ward sur « le p’tit Jérémy », je l’avais ri à l’époque.
Je suis une spectatrice de Mike Ward, tout en sachant que son humour n’est vraiment pas pour tout le monde. Ward, c’est un peu comme la porno : on est gêné de dire qu’on aime ça. Dans ses shows, une partie du plaisir vient de se sentir mal à l’aise de rire, car oups, ça sort tout seul, comme une éjaculation précoce.
Il pratique un humour noir, cru, cruel et vulgaire, et il y a un public pour ça, en général majeur et vacciné. Je connais autant de gens qui le détestent que de gens qui l’adorent – notamment des personnes handicapées qui ont parfois un humour plus crunchy que celles qui les défendent. Car il est possible de rire de tout le monde, Jean-Marc Parent l’a prouvé avec son célèbre numéro sur un paraplégique.
Mais 10 ans plus tard, je me demande si je fais partie de la lie de l’humanité parce que j’ai ri à la blague du « p’tit Jérémy », décrite comme l’une des choses les plus répugnantes jamais entendues sur scène, d’après ce que je lis un peu partout.
Ce segment ne durait que deux ou trois minutes dans le show de Ward, qui s’attaquait notamment aux intouchables chez les personnalités publiques du Québec.
Tout l’humour reposait sur le fait que, justement, on ne pouvait pas vraiment rire de Jérémy Gabriel, un enfant avec un handicap qui avait chanté pour le pape, et dont l’exploit tournait en boucle à tous les bulletins de nouvelles.
Nous avons tous été touchés par cette histoire, mais à un moment donné, la frénésie médiatique, avec des relents bizarres de catholicisme, nous donnait l’impression que Jérémy était victime d’exploitation.
Le comique du sketch provenait du personnage de Ward sur scène qui croyait que Jérémy avait une maladie incurable – alors qu’il est atteint du syndrome de Treacher Collins. Dans le numéro, Mike Ward prend la défense du garçon, veut qu’il vive son rêve, et finit par être exaspéré qu’il ne meure pas, se sentant victime d’un chantage émotif. On riait plus de la stupidité du personnage que de ses propos envers le handicap de Jérémy, dans mon souvenir.
En sortant du show, je ne ressentais aucun mépris envers cet enfant, que je trouvais cute, en vérité. Mais Mike Ward avait mis le doigt sur un malaise.
J’ai couvert le festival Juste pour rire pendant plus de 10 ans – au risque parfois d’y laisser ma santé mentale, parce que bouffer de l’humour à trop haute dose peut finir par enlever le goût de rire et par rendre dépressif. J’en ai entendu de toutes les sortes, parfois pires que celles de Ward. Des jokes plates, paresseuses, sexistes, racistes et homophobes, en tout cas, qui passeraient vraiment moins bien aujourd’hui. Mais en sortant d’un show de Mike Ward, je n’ai jamais eu l’impression de participer à un discours haineux. Extrêmement niaiseux et grossier par moments, mais pas haineux.
Parce qu’il pratique un humour « noir », Mike Ward n’a pas que des lumières dans son public. On oublie un truc à l’origine de cette saga judiciaire qui s’est terminée en Cour suprême par une victoire serrée en faveur de l’humoriste. Ces propos choquants qui auraient dû rester dans la pénombre d’un show entre adultes consentants sont sortis du contexte de la salle en même temps que les réseaux sociaux prenaient leur envol en 2010. L’intimidation inacceptable et réelle dont a été victime Jérémy Gabriel a beaucoup été le fait d’imbéciles, fans de Ward ou non, qui adorent martyriser les autres derrière leurs claviers. Ils se sont acharnés sur Gabriel et le font encore aujourd’hui.
Même si je comprends ce que Mike Ward a voulu défendre, j’aurais aimé sentir plus de compassion de sa part envers un garçon qui était la cible d’abrutis passés de l’humour à l’agression. Car ce qui est troublant aussi dans cette longue querelle, c’est que Gabriel et Ward ont reçu autant de menaces de mort l’un et l’autre de la part des plus crinqués par le débat.
Pour être franche, j’aurais préféré que ça se règle à l’amiable dès le début, quitte à enlever ce segment du spectacle, mais les choses se sont envenimées. Et ça s’est rendu jusqu’en Cour suprême, avec beaucoup de douleurs en chemin.
Malgré tout, j’ai été satisfaite de la décision des juges, qui aurait causé un précédent si elle avait donné raison à Jérémy Gabriel. Ce serait intenable de faire de l’humour avec la menace de poursuites, ce qui n’empêche en rien la critique, le débat, et même des manifs si un humoriste décide de jouer avec le feu. Mais il s’agit d’une victoire un peu amère, quand on sait que les intimidateurs de Gabriel vont continuer de sévir. Mike Ward a d’ailleurs été plutôt tranquille dans sa réponse après le jugement jusqu’à présent, et j’espère qu’il le restera.
En revanche, j’ai envie d’ajouter que pendant cette querelle d’une décennie, on a vu Jérémy Gabriel devenir un adulte. Un jeune homme brillant et courageux, qui forçait l’admiration, quand toute une industrie millionnaire était contre lui. Je l’ai trouvé très digne dans sa réaction au jugement. « Au cours de ces 10 années de combat, j’aurai plus appris sur l’humiliation que j’aurais souhaité en apprendre dans toute une vie », a-t-il déclaré, en rappelant combien cette saga lui avait coûté personnellement, mais qu’il ne regrettait en rien son combat. « S’il y a une leçon que j’ai apprise, c’est qu’il ne faut jamais sous-estimer la valeur de nos combats ni la force de nos convictions. Vous êtes tous à la hauteur des principes que vous défendez, vous en valez tous la peine. »
Cette dernière phrase m’a fait monter les larmes aux yeux, car elle vaut aussi pour Mike Ward, au fond.
Jérémy Gabriel est devenu bien malgré lui une figure publique, et j’ai le sentiment qu’il ira loin. Avec ce qu’il a vécu comme attaques pendant des années, dans cette période fragile de la vie où on cherche sa place et son identité comme adolescent, quand on n’a pas l’aura d’un Mike Ward, je l’ai trouvé plus que solide. Je n’ai que du respect pour lui et je le verrais bien faire de la politique. Il en a l’étoffe, et la couenne assez dure pour cette jungle.
Rire des handicapés | La Presse - La Presse
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